Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome I, 1876.djvu/384

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
376
revue philosophique

lectus. Leibniz était un esprit trop large, et d’ailleurs il était trop de son temps pour adhérer purement et simplement à la doctrine des idées innées, malgré son goût très-marqué pour la philosophie du xviie siècle. Sa formule fait avec une admirable précision la part de vérité de la doctrine de la table rase. Avec Locke, dont il admirait le livre, il reconnaît que nos idées ne nous viendraient pas sans l’expérience ; mais avec Descartes, Malebranche et Platon, il soutient que toutes nos idées ne sont pas de simples perceptions plus ou moins abstraites de l’expérience. Dès le début de sa grande discussion avec Locke, à propos de l’Essai sur l’entendement humain, il pose la question avec une netteté et une rigueur que ni Descartes ni Malebranche, ni Locke ni Hume, ni le père Buffier ni Reid n’ont connue. « Nos différents sont sur des objets de quelque importance. Il s’agit de savoir si l’âme en elle-même est vide entièrement, comme des tablettes où l’on n’a encore rien écrit, ou si elle contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions… D’où il naît une autre question, savoir, si toutes les vérités dépendent de l’expérience, c’est-à-dire de l’induction et des exemples, ou s’il y en a qui ont un autre fondement ?[1] »

Leibniz voit tout de suite le point faible de l’empirisme et y met le doigt. « Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c’est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or, tous les exemples qui confirment une vérité générale, en quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité ; car il ne s’ensuit pas que ce qui est arrivé, arrivera toujours de même… D’où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu’on les trouve dans les mathématiques pures, et particulièrement dans l’arithmétique et la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende point des exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d’y penser. C’est ce qu’il faut bien distinguer, et ce qu’Euclide a si bien compris, en montrant par la raison ce qui se voit assez par l’expérience et par les images sensibles. La logique encore, avec la métaphysique et la morale, dont l’une forme la théologie et l’autre la jurisprudence naturelle, sont pleines de telles vérités ; et par conséquent leur preuve ne peut venir que des principes internes qu’on appelles innés[2]. »

  1. Avant-propos de Leibniz à l’occasion du livre de Locke, p. 2 et suiv.
  2. Ibid., ibid.