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objets de la connaissance, en pareille matière, il faut étudier préalablement l’esprit qui les connaît. Kant le dit avec la parfaite conscience de la réforme qu’il entreprend ; il veut faire pour la métaphysique ce que Copernic a fait pour l’astronomie ; il veut faire de l’esprit humain le centre de la science, comme l’illustre astronome a fait du soleil le centre du monde[1]. La conclusion de sa radicale critique, c’est, on le sait, qu’en dehors de l’expérience, il ne peut y avoir aucun moyen de connaître quoi que ce soit.

C’est par ce grand effort d’analyse et de critique que la philosophie du xviiie siècle complète et couronne son œuvre toute d’analyse. Une philosophie qui débute par l’essai sur l’entendement humain, et finit par la Critique de la raison pure n’a pas de supérieure, dans l’histoire de la pensée moderne, même pour qui songe à Descartes, à Malebranche, à Spinosa et à Leibniz. Paupertina philosophia est un mot dur, même exclusivement appliqué à une école qui a produit Condillac, Charles Bonnet, Cabanis, Destutt Tracy et Dumarsay ; mais jamais Leibniz n’eût pensé à qualifier ainsi l’ensemble de la philosophie du xviiie siècle. Le siècle de l’analyse, au lieu d’appliquer ses facultés à la philosophie spéculative, et d’en faire jaillir ces imposantes créations, ces puissantes constructions a priori qui recommandent à l’admiration les noms de Descartes, de Malebranche, de Spinosa, de Leibniz, les fixa sur des objets d’observation et d’analyse, et en fit sortir les études les plus étendues, les plus fortes, les plus solides, les plus lumineuses sur l’esprit humain qui aient paru jusque là. Sans doute le siècle n’a pas dit, avec Kant, le dernier mot de l’analyse et de la critique ; mais il a ouvert à la philosophie une voie qu’elle ne quittera plus, ou du moins qu’elle ne pourra plus abandonner sans retomber dans le doute et la contradiction. On pourra compléter l’analyse de Locke ; on pourra simplifier l’analyse de Kant et ramener sa critique trop idéaliste dans les limites nécessaires de la science positive : on ne reprendra plus la méthode spéculative, du moins telle que la philosophie du siècle précédent l’avait entendue et pratiquée.

É. Vacherot,
De l’Institut.
  1. Introduction à la Critique de la raison pure.