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Jules soury. — histoire du matérialisme

héroïques de la philosophie. La liberté et l’audace de la pensée, le coup d’œil sûr et pénétrant qui démêle les causes et surprend les conséquences, le don de la généralisation et de la déduction scientifiques, voilà quelques-uns des traits de l’esprit hellénique qu’a notés M. Lange. À ce propos, il a remarqué que, surtout en Angleterre depuis Bacon, on déprécie trop la valeur de la déduction ; il aurait pu rappeler, après Bain, que la déduction n’est autre chose, en dernière analyse, qu’une induction. L’école de philosophie déductive, fondée par les Grecs, a donné au monde les éléments de la mathématique et les principes de la logique formelle. L’histoire du matérialisme telle que l’a conçue M. Albert Lange est proprement l’histoire des sciences inductives et déductives. Voilà pourquoi il écrit en tête de son livre : « Le matérialisme est aussi ancien que la philosophie. » Il ne le croit pas plus ancien, persuadé qu’il était que les antiques conceptions du monde, cosmogonies et théogonies, n’avaient pu s’élever au-dessus des contradictions du dualisme. C’est une vieille erreur qu’il partage avec beaucoup d’autres historiens de la philosophie, plus familiers avec les monuments du monde classique qu’avec ceux de l’antiquité orientale. Loin d’être un fait primitif dans la conscience humaine, la conception dualiste de l’univers est partout une production de la spéculation philosophique ; on n’en trouve point trace dans les cosmogonies sémitiques de la Babylonie et de Ninive que les textes cunéiformes nous ont conservées ; au contraire, on y trouve la notion du chaos ou de la matière éternelle, mère universelle d’où sont sortis les cieux, les dieux, les hommes et tout ce qui existe, par voie d’évolution ou de génération spontanée dans le principe humide. Aussi bien la plupart des découvertes auxquelles nous faisons allusion sont récentes ; Lange n’a guère pu les connaître. Nous reviendrons quelque jour sur ce sujet.

Un autre mérite de Lange, c’est d’avoir insisté sur les conflits de la science et de la religion en Grèce. On a trop répété que les Grecs n’avaient point de religion d’État, de prêtres ni de théologiens. Il y a là une singulière illusion produite par l’éloignement des temps et le silence des grands écrivains hellènes dont les œuvres sont venues jusqu’à nous. C’est le propre des grands hommes de concilier les tendances contraires de leur époque. On n’aperçoit plus les courants violents qui, sous eux, à de certaines profondeurs, agitaient les masses. La mythologie, qui se montre à nous sous les voiles légers et brillants dont l’ont parée les poètes grecs et romains, n’a jamais été la religion du peuple. Les Hellènes n’étaient pas une nation de libres et gais penseurs ; il n’en est point, il n’en a jamais existé de telle, même en Grèce. Partout et toujours le peuple a be-