Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome I, 1876.djvu/462

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
454
revue philosophique

penseurs de l’Ionie, le corps de l’homme vivant et animé sent et pense[1]. Ceux qui devaient découvrir dans le monde un plan et une volonté n’étaient pas nés encore. Aucune préoccupation des causes finales. Ni déisme, ni mysticisme, ni vague religiosité, aucune des grossières superstitions que devaient un jour propager dans l’Occident, avec le monothéisme, les races sémitiques.

II

Démocrite et l’atomisme.

Le progrès le plus considérable peut-être qu’on ait fait en aucun temps dans l’explication de la nature est dû à une philosophie sans doute très ancienne, — la philosophie atomistique, — élaborée par Leucippe, mais portée par Démocrite au plus haut point de généralisation, de rigueur savante et de conséquence logique. C’est un des coups de génie de Bacon de Verulam d’avoir reconnu sans hésiter l’importance capitale de l’œuvre de Démocrite dans l’histoire de l’esprit humain ; il lui a rendu, parmi les philosophes grecs, la première place si longtemps usurpée par Socrate, Platon ou Aristote. Comme Thalès et Pythagore, Démocrite d’Abdère est sorti de la bourgeoisie riche et éclairée des colonies grecques orientales. Qu’aux lointains rivages de la Thrace un Hellène du cinquième siècle ait acquis le prodigieux savoir encyclopédique que toute l’antiquité accorde à Démocrite, voilà qui excite encore moins de surprise que d’admiration. Ici le doute n’est point possible ; quoique au temps de Simplicius les écrits du vieux maître fussent déjà perdus, Aristote, Théophraste, Eudème, les avaient sous les yeux. Le Stagirite, un adversaire, le cite sans cesse, et toujours avec révérence. Il est probable qu’en ses études sur la nature, il lui est souvent arrivé d’emprunter à Démocrite sans le nommer. De tous les philosophes grecs, aucun n’a surpassé Démocrite en savoir et en génie : mathématique, sciences naturelles, éthique, esthétique, grammaire, etc., il possédait cet ensemble des connaissances humaines qu’on admire tant chez Aristote. À en juger par les fragments, ses livres de physique paraissent surtout avoir été nombreux : c’est là qu’on trouvait ses principales idées philosophiques, exposées dans une langue claire, sobre, élégante, et qui en sa simplicité avait si grande allure que les critiques anciens plaçaient à cet égard Démocrite à côté de Platon.

  1. Cf., entre autres, Arist., de An. iii, 3, 427, a, 21 : οἵ γε ἀρχαῖοι τὸ φρονεῖν ϰαὶ τὸ αἰσθάνεσθαι ταὐτὸν εἶναι φασιν.