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Jules soury.histoire du matérialisme

les schemata de nos chimistes. Il n’y a dans la nature ni couleur, ni saveur, ni odeur, etc. : il n’y a que des arrangements d’atomes, des figures ou schemata, qui, en assaillant sur tous les points les organismes vivants, y déterminent l’apparition de ces notions tout à fait subjectives. À chaque saveur, par exemple, correspond une figure atomique ; au doux un schéma constitué par des atomes ronds et assez grands ; à l’aigre des figures fort grandes, âpres, raboteuses et anguleuses, etc. « Le schéma existe en soi (ϰαθ’ αὑτό), mais le doux, et en général la qualité de la sensation, n’existe que par rapport à autre chose… »[1]. Toute sensation est ainsi ramenée à une sorte de sensation tactile, à une modification du toucher. Les opinions que nous avons d’une chose dépendent de la manière dont elle nous affecte, et la même chose pouvant affecter différemment différentes personnes et nous-mêmes selon les temps et les circonstances, elles sont toutes également vraies et également fausses. L’essence véritable des objets, la seule réalité, l’atome, échappe à nos prises et se dérobe inaccessible. Voilà pourquoi l’homme vit plongé dans un monde d’illusions et de formes trompeuses que le vulgaire prend pour des réalités. Il semble qu’on entend encore l’accent amer et triste du philosophe d’Abdère dans ces mots : À dire vrai, nous ne savons rien : la vérité est au fond de l’abîme, ἐτεῇ δὲ οὐδὲν ἴδμεν· ἐν βυθῷ γὰρ ἡ ἀληθείη[2].

Démocrite n’est pourtant pas un sceptique, bien qu’on ne puisse douter que le scepticisme de ceux qui l’ont pris pour maître ne fût en germe dans sa doctrine. Il distinguait, paraît-il, entre la réflexion (διάνοια) et la perception sensible (αἴσθησις), et, quoique toutes deux eussent même origine[3], il croyait pouvoir ajouter autant de certitude à celle-là qu’il en refusait à celle-ci. La proposition fondamentale de Démocrite : rien n’existe en réalité que les atomes et le vide, témoigne assez, nous le répétons, qu’il n’est pas un sceptique, bien que l’expérience n’ait rien pu lui apprendre sur l’essence et le principe des choses, sur les atomes. L’atomisme, en effet, repose comme toute explication universelle sur une hypothèse transcendante, et le matérialisme n’échappe pas plus que l’idéalisme à la métaphysique. Mais avec ces vieux penseurs de l’Hellade il ne faut pas trop insister sur la critique et l’analyse psychologiques. Quelques-uns ont eu le mérite très-grand de poser le problème de l’origine de nos connaissances presque dans les mêmes termes que Locke, et de pressentir, d’indi-

  1. Fragmenta philosophor. grœcor. (Mullach.) I, 362.
  2. Ibid. Démocrite exprime la même pensée sous huit formes différentes, p. 357-358.
  3. Zeller, Die Philosophie der Griechen, I, 740-741.