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cipes moraux en reconnaissant que l’humanité ne s’y est élevée que peu à peu. Peu importe que leur apparition historique soit d’une date récente. L’essentiel, c’est que la raison développée les conçoive et les formule. Alors même qu’elles ne correspondraient pas à des objets réels, ces notions idéales auraient une réalité à nos yeux par cela seul que les nobles âmes y croient, et que de généreuses vies se dévouent pour elles. Penser le bien, n’est-ce pas en quelque sorte le créer ?

Nous craignons aussi que M. Caro ne soit trop sévère pour la belle théorie de M. Littré sur les rapports de la justice et de la vérité. « Des deux côtés l’assentiment est commandé : ici il s’appelle démonstration, là il s’appelle devoir. » Que peut-on trouver à reprendre à cette admirable formule ? Faut-il décourager la morale dans ses prétentions à devenir une science ? Rationnelle dans son principe, pourquoi ne le serait-elle pas dans ses applications ? M. Caro oppose complaisamment la rigueur inflexible des conclusions de la géométrie aux incertitudes de la conscience morale : il fait valoir ces circonstances délicates, où il est difficile à l’homme de découvrir son devoir. Mais la diversité des interprétations humaines ne peut altérer, à ce qu’il nous semble, le texte immuable de la loi naturelle. L’homme a beau hésiter entre diverses conduites : cela n’empêche pas qu’il n’y a qu’une bonne conduite à tenir, et pourquoi désespérer de la connaître ? Pour ne pas être toujours aperçue, la vérité morale n’en existe pas moins, et il appartient à la science de la déterminer.

L’idée du progrès, l’histoire de ses origines et de ses transformations, l’examen des théories qui le considèrent comme la loi des sociétés humaines ; l’appréciation exacte des limites qui s’imposent au progrès, soit dans l’ordre des institutions politiques, soit dans le domaine de la science, de la morale et de l’art, tel est le vaste et beau sujet auquel M. Caro a consacré la dernière partie de son livre. Avouons-le, malgré l’ampleur des développements, c’est trop peu même de cent et quelques pages pour traiter à fond de telles questions. Aussi l’auteur pose-t-il avec éclat les problèmes plus qu’il n’a le temps de les approfondir.

Après avoir salué chez Bacon et chez Pascal le premier éveil de l’idée du progrès, M. Caro nous montre comment elle a pris pleine possession d’elle-même dans l’esprit ferme et modéré de Turgot, avant de s’exalter jusqu’à d’hyperboliques chimères dans l’âme enthousiaste de Condorcet ; comment, de notre temps, des positivistes tels que MM. Comte, Littré, Buckle et Bagehot, s’en sont emparé, pour interpréter, au gré de leurs doctrines, la marche de l’histoire et la destinée de l’homme ; comment enfin avec M. Spencer l’idée du progrès est devenue l’idée de révolution, appliquée, dans de hardies hypothèses, non plus seulement au mouvement des sociétés humaines une fois constituées, mais à l’origine même de l’homme et de l’univers entier.

La pensée maîtresse, si je puis dire, qui dirige M. Caro dans la discussion de ces divers essais de philosophie historique, c’est un vif sentiment de la liberté humaine, qu’il se plaint, non sans raison, de voir