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delbœuf. — le sommeil et les rêves

des personnes bien connues d’elle, de manifester par son regard et par un semblant de sourire une espèce de joie. Seulement, pour qu’elle donnât cette marque de plaisir, on devait mettre un certain intervalle entre les visites. Si Ton se représentait devant elle le même jour, elle ne témoignait que la plus absolue indifférence.

Mais laissons ces détails, sans les approfondir davantage. Nous touchons au terme de notre première course, et nous pouvons enfin, comme le fidèle Achate et les compagnons du pieux fils d’Anchise, nous écrier en face de la terre désirée : Italiam ! Italiam ! Impatients de découvrir la source du fleuve abondant et mystérieux dont on n’avait guère jusqu’à présent exploré que la majestueuse embouchure, nous nous sommes directement enfoncés dans les hautes terres, et nous avons atteint un bassin grandiose d’où s’échappaient des cours d’eau sans nombre. Là, livrant à l’un d’eux notre barque, et nous laissant descendre, le courant nous a ramenés à notre point de départ. Nous connaissons maintenant d’où la mémoire conservatrice tire son origine. Nous savons maintenant que tout acte de sentiment, de pensée ou de volition, en vertu d’une loi universelle, imprime en nous une trace plus ou moins profonde, mais indélébile, généralement gravée sur une infinité de traits antérieurs, surchargée plus tard d’une autre infinité de linéaments de toute nature, mais dont l’écriture est néanmoins indéfiniment susceptible de reparaître vive et nette au jour.

Et voilà pourquoi les caractères du mot Asplenium, qu’un événement sans importance avait inscrits dans mon cerveau, ont pu recouvrer une nuit tout leur éclat, quand on avait lieu de croire qu’ils étaient éteints à jamais.


Deux mots de critique avant de finir. On lit chez M. Alfred Maury[1] : « Nous ne saurions nous souvenir de toutes les impressions que nous avons perçues ; même les plus heureuses mémoires oublient plus d’actions, de faits, de choses qu’elles ne s’en rappellent ; c’est qu’il n’y a qu’un nombre limité de fibres dans le cerveau, et que chacune n’est susceptible que d’un certain nombre de vibrations. La mémoire d’une chose chasse celle d’une autre, et les faits nouvellement appris font oublier souvent ceux qu’on avait sus antérieurement. »

Cette idée, assez commune d’ailleurs, d’après laquelle nos souvenirs seraient attachés à des fibres qui ne pourraient en supporter qu’un certain nombre, idée à laquelle M. Alexandre Bain[2] a donné

  1. Le Sommeil et les Rêves, 3e éd. : Perte de la mémoire, p. 401.
  2. L’esprit et le corps, Biblioth. intern., chap. V, et append. II, notamment, p. 241.