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cile, en dehors de l’optimisme, d’y saisir ses opinions personnelles… En un mot, quel que soit son génie, il est, en philosophie, à une distance immense de Descartes. »

Nous arrivons au passage le plus intéressant de cette revue. Leibnitz n’avait fait, dit M. Barthélémy Saint-Hilaire, qu’annoncer la réforme de la philosophie. « Kant aborde cette périlleuse entreprise. En se guidant sur Copernic, il se flatte de changer de fond en comble le point de vue et de découvrir la vérité. » Sa révolution consiste à répudier « toute intervention de la sensibilité, en se renfermant rigoureusement duns ce qu’il appelle la raison pure. » Cette révolution n’était pas aussi neuve qu’il le croyait. Avant lui, Socrate, Platon, les Alexandrins « s’étaient adressés aussi à la pure raison… Bien plus, sans remonter si haut dans l’histoire, Kant avait tout à côté de lui Descartes, dont la méthode rationnelle n’emprunte non plus quoi que ce soit au monde extérieur et qui… ne consulte absolument que la pure raison. » Ainsi M. Barthélémy Saint-Hilaire n’aperçoit rien de neuf dans la tentative de Kant ; mais, ajoute-t-il, « peu importe qu’elle ne fût pas originale, si elle avait été heureuse. Loin de là, elle a radicalement échoué ; après avoir fait quelque temps beaucoup de bruit et joui d’une vogue éphémère, elle est, après moins d’un siècle, désormais oubliée » et condamnée sans appel. M. Barthélémy Saint-Hilaire veut bien cependant en dire quelques mots encore.

Kant promettait de réhabiliter la métaphysique : il n’a fait qu’achever de la compromettre. Devant l’appareil formidable de déductions logiques qu’il déploie, « on peut se demander s’il ne vaudrait pas mieux retourner aux carrières de la scolastique et du moyen âge, qui ont du moins l’avantage d’être dès longtemps connues. Kant voit si peu le dédale où il s’engage, qu’il reproche aux écoles leurs toiles d’araignée et qu’il est persuadé qu’il fait un traité de la méthode… Il était difficile de se tromper plus complètement, on pourrait presque dire plus lourdement. »

Quant à restreindre, comme il le pensait, l’usage de notre raison et ses audaces effrénées, il en est loin. Ne l’autorise-t-il pas à révoquer en doute « ces simples choses et ces banales croyances, l’âme, la liberté, Dieu ?… Si c’est là restreindre la raison, qu’est-ce donc que lui lâcher la bride. On a dit que Kant avait commis une généreuse inconséquence ; mais il vaut mieux n’être pas inconséquent, quand on peut avec si peu de peine éviter de l’être. Descartes, tant décrié par Kant et par ses successeurs, n’est-il pas infiniment plus sage ? »

Kant ajoute que les objets considérés comme phénomènes se règlent sur notre mode de représentation… « Mais il ne pense donc pas à Protagore, qui, vingt siècles auparavant, au grand scandale de Socrate et de la Grèce, déclarait que l’homme est la mesure de tout ! L’homme de Kant ressuscite et aggrave l’homme de Protagore, et le philosophe du xviiie siècle se joint aux sophistes anciens qu’il oublie, » et prépare des armes aux sophistes nouveaux qu’il avait l’intention de réfuter.