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morale nous fait percevoir cette réalité d’un nouveau genre, celle des idées, qui sans cesse se dépassent et s’échappent l’une de l’autre, de plus en plus subtiles, dans l’élan de la pensée au delà des formes objectives, vers la perfection subjective, sans matière. Mais cette réalité n’est rien en dehors de l’esprit, en dehors des actes toujours provisoires, qui la posent. En un mot, les idées ont pour Platon une existence strictement subjective, étant ce que l’esprit met de lui dans ses objets. Ses deux mondes n’en sont donc au fond qu’un seul ; mais ce monde unique revêt deux existences suivant le point d’où l’esprit le regarde. Il peut l’envisager sous deux aspects, celui du mécanisme et celui de la finalité, celui de l’être et celui du bien. Le premier point de vue est celui de la science, le second celui de la philosophie. La science aurait beau s’avancer jusqu’à ses dernières limites, atteindre les éléments des choses, elle constaterait un fait aveugle, elle n’expliquerait rien ; la philosophie seule, étudiant non la chose, mais l’esprit qui la supporte et, par ce qu’il y met de lui-même la fait intelligible, atteint l’explication. Dans l’esprit, la chose prend un sens, une raison : elle devient l’idée, les idées.

C’est donc, semble-t-il, à tort qu’Aristote, prêtant au langage abstrait, dialectique de son maître une signification métaphysique et concrète, lui reproche d’isoler les idées dans un monde transcendant qui double inutilement le premier. M. Barthélémy Saint-Hilaire attribue avec raison un sens tout symbolique aux passages qu’on pourrait invoquer à l’appui de cette accusation. Loin d’être dupe de lui-même, Platon nous avertit presque toujours de ne pas prendre ses fictions au pied de la lettre, c’est-à-dire au fond de voir dans sa dialectique non une métaphysique, mais une théorie subjective de la connaissance, une psychologie morale. Ses idées, éternelles dans leur contenu dernier, le bien qui les pose, ne sont pas dans leurs formes, comme les genres d’Aristote, des essences objectives, permanentes, mais la série des symboles que l’esprit traverse, ou plutôt des enveloppes qu’il dépouille dans la poursuite de l’absolu moral.

Du maître et du disciple, le véritable réaliste, c’est le dernier. Pour lui, depuis le monde sensible, en proie au mouvement éternel, depuis la première matière jusqu’au moteur immobile, jusqu’à l’intelligence parfaite, seule digne de se servir à elle-même d’objet, tout ce qui existe compose un système unique, réel au sens vulgaire, et homogène, de formes objectives, étalées sur un même plan, qui s’engendrent l’une l’autre et font parvenir jusqu’aux derniers éléments de ce vaste corps la réalité qui découle de la forme suprême, pensée pure être pur, sans néant, concrète perfection. Non seulement donc, à ses yeux, il n’y a pas deux mondes, mais il n’y a d’un monde unique qu’un seul point de vue, le point de vue intellectuel de l’être objectif, de la substance. La région des principes et des causes continue simplement celle des formes sensibles, et la métaphysique n’est autre chose qu’un prolongement de la physique, qu’une physique supé-