Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/286

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
276
revue philosophique

ment ils ne peuvent se rencontrer jamais dans certaines contrées, où par exemple les animaux domestiques font défaut. On apprend ainsi à distinguer ce qui est factice, étranger à la nature, de ce qui lui est essentiel. Ce n’est pas cependant parce qu’on désire retourner dans les forêts, qu’on se plaît à mettre en lumière la félicité de l’état sauvage : on cherche seulement à voir ce que a l’on perdu d’un côté en même temps qu’on a gagné d’un autre. On veut apprendre aussi à ne pas s’attacher plus qu’il ne convient aux jouissances et aux usages de la société et du luxe par des désirs aussi peu conformes à la nature que favorables à notre félicité, et à demeurer enfin dans la civilisation l’homme de la nature (ein gesitteter Mensch der Natur). La comparaison des deux états sert de règle au jugement. Nous comprenons que la nature ne crée pas l’homme pour la société. Le seul but qu’elle assigne à ses désirs, à ses efforts, c’est de garder la simplicité de l’état primitif. — Il semble que la plupart des autres créatures ont pour fin essentielle de vivre et de perpétuer leur espèce. Je dois supposer qu’il en est de même pour l’homme : il n’est donc pas permis de mépriser le sauvage, même le plus grossier. » L’homme est bon sortant des mains de la nature, dit Rousseau. Et Kant reprend : « Que le cœur de l’homme soit ce qu’on voudra, il s’agit de rechercher lequel des deux de l’état de nature ou de l’état social cause le plus de fautes et de crimes, et y prédispose. L’homme, dans la simplicité de l’état de nature, a peu de tentations à devenir vicieux. C’est exclusivement le luxe qui les fait naître. » À quoi servirait la morale, si la nature était radicalement mauvaise ? que pourrait l’art du médecin, si la nature ne venait pas l’aider ? « On dit dans la médecine que le médecin n’est que le serviteur de la nature : il en est de même du moraliste. Écartez les mauvaises influences du dehors ; la nature saura bien trouver d’elle-même la voie la meilleure. » Ne croirait-on pas entendre l’écho des théories de M. et Mme de Wolmar sur l’éducation ? On est bien loin, en tout cas, de la doctrine de la corruption originelle (radical Boese), sur laquelle repose la Religion dans les limites de la raison. Rousseau n’aurait-il pas signé des deux mains cette autre boutade de son nouveau disciple ? À quoi bon célébrer si haut la gloire de Pierre le Grand et regarder comme le bienfaiteur de son peuple le monarque qui n’a fait, après tout, qu’introduire en Russie la civilisation ? « Plût à Dieu qu’il y eût aussi introduit les bonnes mœurs ! Tout ce qu’il a su faire, c’a été d’améliorer l’état politique de ses sujets, mais en corrompant leur moralité[1]. »

  1. Fragments, 613, 616, 620.