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espinas. — le sens de la couleur

sur cette couleur ; mais le vert du feuillage peut-il avoir, aux yeux de ces rudes batailleurs vivant en plein air et encore pleins d’une admiration naïve pour les œuvres de la civilisation naissante, autant d’intérêt que le rouge et l’or, insignes de l’autorité, couleurs du sang et des armes précieuses ? Et faut-il conclure de ce peu de souci pour la verdure qu’elle n’était réellement pas vue de ces mêmes yeux qui savaient discerner la pâleur fugitive qu’un mouvement de crainte fait passer sur le visage ? Point de doute non plus pour les auteurs, quels qu’ils soient, des poèmes hébreux. Les Juifs, en communication avec l’Égypte et l’Assyrie, connaissaient dès lors plusieurs teintures ; leur vocabulaire est plus développé que le vocabulaire homérique : le bleu revient souvent dans leurs chants, avec le rouge ; et les pierres précieuses de diverses couleurs sont fréquemment citées. Le vert est rappelé parmi les couleurs servant à la décoration du palais d’Assuérus.

Il est donc certain que les anciens voyaient les mêmes couleurs que nous. Dès lors, la formation de l’organe visuel humain tel qu’il existe aujourd’hui et le développement du sens de la couleur ne peuvent s’expliquer que par une transmission héréditaire. Non qu’il faille remonter jusqu’aux insectes pour avoir le secret de leurs origines : le type vertébré a divergé de trop bonne heure et les organes visuels sont de part et d’autre trop différents pour qu’il y ait des uns aux autres une filiation quelconque ; mais, étant établi que l’œil simple des vertébrés avait déjà atteint chez les mammifères supérieurs sa structure définitive, c’est dans le genre de vie de ces derniers qu’il faut chercher la cause de nos préférences pour certaines couleurs et l’explication des plaisirs esthétiques de cette catégorie. C’est l’attention habituellement accordée par nos ancêtres arboricoles et frugivores aux brillantes teintes des fruits qui a donné naissance au goût décidé qu’a pour ces mêmes teintes l’homme primitif, comme l’homme civilisé. De nos jours encore, les fruits, bien que décolorés par une sélection qui les a développés surtout du côté de leur arôme et de leur volume, comptent parmi les objets les plus beaux de la nature végétale. Les enfants ne peuvent voir une cerise ou une orange sans les porter instinctivement à leur bouche. Ils font de même de tout ce qui a de brillantes couleurs, et c’est pour cela que les confiseurs ont soin de barioler leurs sucreries.

Seulement, tandis que chez nos ancêtres demi-humains les manifestations du sens chromatique sont toujours liées à la fonction de nutrition ou à la fonction de reproduction, chez l’homme ces manifestations ont été de bonne heure dégagées de tout rapport avec les besoins vitaux ou sexuels. Les singes, dit-on, pillent en se jouant çà et là quelque fleur, arrachent une longue plume à la queue d’un oiseau,