Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/290

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
280
revue philosophique

Kant ne proteste pas moins énergiquement contre l’institution et les privilèges de la noblesse héréditaire que contre l’omnipotence gouvernementale. Personne ne naît noble ou roturier. La distinction des classes dans l’état ne doit être que celle des services rendus. On conçoit pourtant une noblesse établie pour protéger la liberté et faire obstacle au despotisme ; ou pour exercer exclusivement la profession des armes, qui réclame un corps dominé par le sentiment de l’honneur. Kant résume ses vues sur le caractère des diverses constitutions politiques dans l’aphorisme un peu quintessencié que voici : « Une monarchie despotique peut se comparer à un tourne-broche ; une aristocratie, à un cheval de moulin ; une démocratie, à un automate, qui prend le nom de république quand il se remonte lui-même : ce dernier est le plus compliqué des mécanismes. »

Quelque étroits que soient les rapports signalés entre les idées des deux écrivains, il convient de remarquer que, dès maintenant, Kant refuse de partager l’optimisme enthousiaste et confiant de Rousseau. Il ne croit pas qu’il suffise de réaliser l’idéal rêvé par Rousseau, pour que le bonheur soit atteint du même coup : « La félicité est le dernier terme de tous les désirs ; mais elle ne se trouve nulle part dans la nature : être heureux et satisfait de l’état présent, c’est un état que la nature ne comporte pas. Mériter d’être heureux, c’est tout ce que l’homme peut obtenir pour prix de ses efforts. Ses actes, et non ses plaisirs ou ses peines, autrement dit sa volonté personnelle, ce qui en lui est indépendant de la nature et du hasard, voilà ce qui lui assure le contentement de l’âme. Encore ne peut-il dans cet état se défendre contre l’ennui, qui résiste à tous les moyens employés pour adoucir la vie[1]. »

Et il dira plus tard dans l’Anthropologie : « L’expérience des temps anciens et modernes est bien propre à faire douter si jamais notre espèce sera plus heureuse. »

Toutes les considérations qui précèdent sur la nature, la destinée de la moralité humaine se résument dans une définition du devoir et de la vertu, qui permet bien de mesurer toute la différence de la doctrine qui inspire les considérations sur le beau et le sublime, et de celle qu’enseignera vingt-cinq ans plus tard la Critique de la raison pratique.

La vertu n’est encore pour Kant, à la date de 1764, qu’un sentiment moral universel. « La vertu ne peut être entée que sur des principes, qui la rendent d’autant plus sublime et d’autant plus

  1. Fragments, passim, p. 643.