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autres, ne le peut faire, passe pour un fou (Phantast) dans leur esprit. Placez Aristide au milieu d’usuriers ; Épictète, de courtisans ; Jean-Jacques Rousseau, de docteurs de Sorbonne. Il me semble entendre un bruyant éclat de rire et mille voix s’écrier à la fois : Quels fous ! Cette apparente folie, que provoquent des sentiments en soi bons et moraux, est l’enthousiasme, et jamais rien de grand ne s’est fait sans elle dans le monde. »

L’homme, qui est pénétré à ce point du rôle du sentiment dans la vie, est préparé à entendre le rôle et la nature de la femme. Il est curieux de rechercher sur cet intéressant sujet, l’un de ceux qui ont le plus occupé la pensée de Rousseau, jusqu’à quel point les idées de Kant s’accordent avec celles de l’auteur de la Nouvelle Hèloïse. Nul problème n’était plus étranger aux études antérieures de Kant, aussi bien qu’aux habitudes d’esprit qu’il avait contractées dans le milieu sévère de ses maîtres piétistes ; nul ne paraissait moins digne de la gravité d’un professeur et d’un savant ; nul enfin ne tenait moins de place dans les analyses d’une philosophie toute préoccupée de formules logiques et d’abstractions. Le goût que Kant porte dans ces études nouvelles, la finesse d’observation qu’il y applique nous le montrent sous un aspect généralement ignoré, et témoignent d’une expérience de la vie mondaine et des choses du cœur, que ses travaux de mathématicien et de métaphysicien ne faisaient pas pressentir. Nous comprenons, en lisant ces réflexions, ce que les biographes de Kant s’accordent à nous rapporter des agréments de son commerce, de l’attrait que les femmes ressentaient pour sa conversation, du goût très vif qui le portait lui-même à rechercher leur société. Il faut surtout consulter sur ce sujet la troisième section des Considérations sur le beau et le sublime et une partie de la quatrième, de nombreux passages des Fragments, le chapitre de l’Anthropologie relatif au rapport des sexes, enfin certaines pages de la Pédagogie. Bon nombre des traits que nous y trouvons rappellent la manière de Rousseau ; l’originalité de Kant s’accuse pourtant en maints passages.

Il a la conscience très nette de la mission de la femme : « Notre organisation sociale fait que les femmes puissent vivre sans être mariées : cela les perd toutes. » La différence morale des sexes n’est pas moins finement marquée. « L’honneur consiste pour l’homme dans l’estime de soi-même ; pour la femme, dans celui des autres. L’homme se marie selon son propre jugement ; la femme, selon celui de ses parents. À l’injustice la femme oppose les larmes ; l’homme, la résistance et la colère. Richardson rapporte une pensée de Sénèque sur la femme : La jeune fille juge et ajoute :