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trahit de nouveaux et non moins profonds dissentiments entre Kant et Rousseau. L’un et l’autre placent sans doute la religion dans la dépendance de la morale et ne considèrent la foi en Dieu que comme un corollaire de la foi au devoir. C’est, selon Kant, parce que l’homme se sent obligé de travailler à la réalisation de la loi morale et se reconnaît le droit d’aspirer au souverain bien, c’est-à-dire à l’accord de la vertu et du bonheur, qu’il affirme l’âme et l’immortalité, sans lesquelles cet effort et cette espérance demeureraient stériles, et qu’il s’élève à l’idée d’une providence suprême, seule capable de plier la nature aux exigences de la raison pratique. La Profession de foi du vicaire savoyard insiste surtout, pour démontrer l’existence de Dieu, sur la nécessité d’une justice toute-puissante en vue d’assurer la rémunération du vice et de la vertu. La vertu ne serait plus autrement qu’une duperie.

Mais ici éclate déjà une première différence. Rousseau ne conçoit pas la vertu sans la certitude de la récompense ; Kant réclame seulement pour elle le droit de l’espérer. Il admet que dans certaines âmes, comme celle d’un Spinoza, un tel besoin ne soit pas ressenti. La vertu, en un mot, ne se montre pas aussi désintéressée chez Rousseau que chez Kant.

Les deux philosophes s’accordent à éviter toute affirmation théorique sur la nature de l’Être suprême. Mais la théologie de Rousseau ne se défend pas suffisamment contre les excès de la sentimentalité. La foi morale de Kant l’oriente, avec la sûreté d’une infaillible boussole, au milieu des hypothèses les plus hasardées du mysticisme religieux ; qu’on lise, pour s’en convaincre, le petit essai de 1788 : Qu’est-ce que s’orienter pour la pensée[1] ?

Ces différences du sentiment religieux chez Kant et Rousseau sont bien moins profondes que l’opposition de leurs vues sur la nature et la mission des institutions religieuses. Les religions positives ne sont pour Rousseau, comme pour les encyclopédistes, dont son théisme le séparait d’ailleurs profondément, qu’autant de superstitions dangereuses, que des produits de la corruption sociale, ainsi que le luxe et l’inégalité des conditions. Il les veut entièrement supprimer et n’admet d’autre culte que l’hommage spontané d’une raison éclairée et d’un cœur pur au mystérieux et bienfaisant Auteur des choses, une sorte de christianisme intime, débarrassé de toutes les manifestations du culte extérieur. Son Émile est soigneusement tenu à l’écart des enseignements et des pratiques de la religion ; et le précepteur attend, pour proférer le nom du Principe suprême, que la

  1. Was heisst sich im Denken orientiren.