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confiée ; aux médecins, dont les formules inflexibles supportent mal les incessantes transformations de la théorie scientifique, Kant s’applique à découvrir, à faire reconnaître dans le savant et le philosophe les plus indispensables des auxiliaires, en même temps que les plus inévitables des concurrents. La critique de la science ou de la philosophie n’est pas moins nécessaire au bien des hommes, que les lois et la religion, puisque ces dernières lui doivent tous leurs progrès. Ce plaidoyer aurait paru sans doute peu concluant à Rousseau, qui ne voit dans la théologie positive et la jurisprudence, comme dans la médecine, que des formes diverses de la corruption sociale. Mais Kant l’avait déjà réfuté en faisant des institutions politiques et religieuses, comme de tous les arts, les instruments nécessaires à la réalisation de l’ordre moral, la loi suprême de l’humanité.

Kant se retrouve encore en présence des théories de Rousseau dans son livre sur la doctrine du droit (1797). Son adhésion ancienne aux principes du Contrat social n’a pas souffert du progrès de l’expérience et de la réflexion. Il soutient avec lui comme autrefois que le principe philosophique de l’existence de l’État, doit être cherché dans le contrat, dans le libre consentement des volontés. Il a soin toutefois de marquer avec plus de précision que son devancier qu’il s’agit de l’origine rationnelle, non historique de l’État ; et que le Contrat social exprime non un fait historique, mais une convention idéale. Dans sa théorie des rapports de l’État, du gouvernement et des citoyens, il rappelle par des traits nombreux quelle influence ont gardée sur son esprit les idées de Rousseau. Mais ces ressemblances signalées, et M. Janet dans son excellente Histoire de la science politique les a indiquées avant nous, il n’est pas sans importance d’énumérer les différences principales qui séparent les deux auteurs.

Kant subordonne énergiquement le droit au devoir. La conscience, dont Rousseau célèbre avec tant d’éloquence la sublime nature, est plutôt chez lui la conscience de notre indépendance, que celle de nos obligations. Kant nous fait un devoir d’entrer dans l’État social, de nouer entre nous et nos semblables ces relations politiques sur lesquelles repose l’exercice de nos droits. « Tu dois, à cause du rapport de coexistence qui s’établit inévitablement entre toi et les autres hommes, sortir de l’état de nature pour entrer dans un état juridique, c’est-à-dire de justice distributive[1]. » Rousseau commence par gémir sur la nécessité qui condamne l’homme à la vie sociale. C’est dans l’intérêt de sa sécurité et de sa puissance, non

  1. Métaphysique du droit, § 42.