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p. tannery. — thalès et ses emprunts a l’égypte.

qu’une légende ; l’origine en serait que le sage Milésien aurait connu l’explication des éclipses, et qu’il aurait peut-être tout au plus, d’après cette connaissance, annoncé la nécessité du retour de ce phénomène.

Si ingénieux que soient les arguments invoqués par l’illustre érudit à l’appui de son opinion, elle ne peut nous satisfaire. Tout d’abord, les textes anciens[1] parlent uniquement d’une prédiction, non d’une explication. Le récit, d’après Diogène Laërce, remonte d’ailleurs à Xénophane, presque contemporain de Thalès ; il est difficile de demander plus pour cette époque, comme preuve historique.

À la vérité, il est possible, probable même, que Thalès a donné une explication du phénomène ; mais il n’a certainement pas connu la véritable. Autrement, il serait inexplicable que, pendant un siècle après lui, tous les Ioniens aient épuisé leur imagination pour les solutions fantaisistes que nous rappellerons plus loin. C’est Anaxagore de Clazomène qui, le premier, enseignera la doctrine scientifique, qui ne verra dans la lune qu’un corps obscur par lui-même, reflétant la lumière du soleil, qui expliquera ainsi du même coup les phases, les éclipses de lune et celles de soleil ; et c’est lui qui le premier rendra, dans les fers, témoignage pour la vérité[2].

Pour Thalès, la question est d’ailleurs beaucoup moins de savoir s’il a pu prédire une éclipse de soleil avec quelques chances de succès, que si, l’ayant annoncée, fût-ce comme nos almanachs populaires prédisent le temps, il a vu l’événement s’accomplir suivant sa parole.

Or on sait, à n’en pas douter, que les astrologues orientaux, dès le huitième siècle avant Jésus-Christ, prévoyaient les éclipses possibles et les annonçaient comme devant arriver ; on nous permettra de citer ici un curieux texte cunéiforme déchiffré par M. Smith[3].

« Au roi mon seigneur, son serviteur Abil-Istar. Que la paix protège mon seigneur : que Nébo et Mérodak lui soient favorables ; que les dieux lui accordent longue vie, santé et joie. En ce qui regarde l’éclipsé de lune, pour laquelle le roi mon seigneur a envoyé dans les

  1. Hérodote, I, 74 ; Eudème, d’après Clément d’Alexandrie, Stromata, I, ch. xiv.
  2. Anaxagore n’était du reste lui-même nullement en mesure d’analyser suffisamment les conditions des phénomènes ; pour expliquer comment les éclipses de soleil sont, en un même lieu, plus rares que celles de lune, il admit que ces dernières pouvaient être produites par l’interposition, entre le soleil et notre satellite, d’autres astres obscurs. C’est là la véritable origine de l’hypothèse pythagoricienne de l’Antichthone, dans le système de Philolaos. Voir Schiaparelli, I precursori di Copernico nell' antichità, Hœpli, Milan, 1873, page 6.
  3. Schiaparelli, Le sfere omocentriche di Eudosso di Callippo e di Aristotele, Hœpli, Milan, 1875, p. 12.