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nous prévient qu’il n’a plus à nous expliquer le métaphysicien pessimiste, déjà connu et soigneusement étudié chez nous : il veut seulement nous présenter le moraliste, l’humoriste et, il faut l’oser dire ici, le littérateur. Ce point de vue nous plaît : malgré l’agrément littéraire qu’il comporte, il est plus philosophique qu’il n’en a l’air. Détacher le système de l’esprit qui l’a conçu, pour l’analyser isolément et en lui-même, est une abstraction nécessaire d’abord : mais elle doit n’être que provisoire. Une curiosité, naturelle et légitime, qui n’est au fond que l’instinct de la bonne méthode, nous pousse ensuite à rapprocher la théorie de l’homme et à expliquer par la psychologie de l’homme les raisons et les causes de la théorie. De plus, la forme du système nous intéresse aussi : nous voulons savoir avec quel art la science s’exprime, et nous cherchons, dans le ton et dans le style, cet élément individuel dont l’analyse philosophique est forcée de dépouiller les idées pour les exposer, les éclaircir et les répandre.

En ce sens, le livre de M. Bourdeau ne fait double emploi avec rien de ce qui a paru jusqu’ici ; et l’introduction est justement cette confrontation ingénieuse de l’homme et du système, qui nous manquait.

Ce n’est pas une originalité chez Schopenhauer d’avoir été pessimiste. La maladie était dans l’air ; il l’a prise comme bien d’autres, par une fatale et vulgaire contagion. Mais Schopenhauer a été pessimiste avec originalité. Il s’est avisé de mettre en métaphysique ce que Byron mettait en grands vers, Musset en petits et Heine en propos humoristiques. Aussi, il y a dans Schopenhauer un fonds premier de poésie et d’humour ; le système est venu par-dessus ; mais, du fond, monte et perce à travers le système toute une végétation de rejets pittoresques qui lui donnent une verdeur séduisante et le charme de la vie.

À vrai dire, on est d’abord pessimiste par tempérament. Seulement c’est le propre de l’homme de mettre sa logique là où la nature a mis son caprice ; comme nous professons sagement qu’on ne dispute point des goûts, nous avons soin d’ériger nos goûts en systèmes, pour en pouvoir disputer. Il arrive, dans la suite, que les goûts changent ; mais le système reste. De là des contradictions piquantes ; elles abondent chez Schopenhauer, et son traducteur les a finement relevées. Un trait, entre autres : Schopenhauer a fui avec une pusillanimité presque ridicule devant le choléra, un grand pessimiste pourtant, pratique et militant, celui-là, avec lequel il semble qu’il eût dû se rencontrer et s’entendre. Vers la fin de sa vie, c’est-à-dire à l’époque où il se rapprochait de plus en plus de la réalisation personnelle de son système, la popularité venue tard, une espèce de gloire philosophique, l’apaisement de l’âge le laissent bien encore pessimiste, mais avec cette correction très optimiste qui consiste à désirer de l’être le plus longtemps possible. Après tout, il faut bien être vivant pour médire de la vie, et il n’est plus temps d’aimer le néant quand le néant est là.

Pourquoi Schopenhauer a-t-il excité en France la curiosité et même la sympathie ? Pourquoi cet intérêt bienveillant, même de la part de