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analyses. — schopenhauer. Pensées, Maximes.

ceux qui ne sont point de purs philosophes ? car il est certain que, Latins et Gaulois, nous ne naissons pas pessimistes ; et la vie, en France, ne nous donne pas trop d’occasions de le devenir. Mais nous aimons l’esprit, et les situations qui en donnent ; or il est plus facile d’en avoir à dire du mal des choses qu’à en dire du bien, à douter qu’à affirmer. Aussi, sans toujours nous convaincre, les sceptiques comme Montaigne, et les pessimistes comme Schopenhauer, ne nous déplaisent pas. Ils ont pris position du côté où sont la verve, l’originalité, l’ironie, la fantaisie. Attaquer les causes finales et le meilleur des mondes, quel jeu aisé et brillant ! les défendre, quel labeur ingrat ! Or dans le pessimisme il y a toute une première partie, la réfutation de l’optimisme, qui consiste à attaquer, à railler, à démolir. C’est à ce premier moment que Schopenhauer nous séduit. Il est bien alors un Montaigne, comme on l’a dit, quoique toujours un Montaigne allemand. Beaucoup pourront l’abandonner quand il deviendra le constructeur dogmatique et le métaphysicien désolant que l’on sait : ils n’en auront pas moins goûté d’abord le moraliste et l’écrivain. Il y a donc quelque chose de Français dans Schopenhauer, comme dans Heine : il y a même une estime avouée de l’esprit français, avec le sentiment symétrique et inverse, sur lequel nous n’insistons pas, mais qui est énergiquement exprimé dans ce court testament : « En prévoyance de ma mort, je fais cette confession que je méprise la nation allemande à cause de sa bêtise infinie, et que je rougis de lui appartenir. »

Enfin ce qu’il y a encore de Français dans Schopenhauer, ce sont les nombreux emprunts qu’il fait à notre littérature nationale. Pourtant hâtons-nous d’ajouter que si les emprunts sont français, la manière d’emprunter ne l’est pas. Quand il prend à Montaigne, à Pascal, à Montesquieu, à Chamfort c’est pour faire une page d’un mot et un traité d’une maxime. Déjà M. Ribot avait signalé le procédé : M. Bourdeau ajoute quelques preuves curieuses à l’appui. On pourrait continuer dans le détail ce patient travail de dépouillement ; le moraliste s’en irait pièce à pièce, et il ne resterait bientôt plus que le métaphysicien.

Ce qu’il faut donc chercher dans le petit volume de M. Bourdeau, c’est la physionomie de Schopenhauer, du « bouddhiste de table d’hôte », comme il l’appelle un peu durement. Les morceaux sont bien choisis pour cet objet ; la traduction est exacte et élégante ; nous regrettons seulement que l’introduction soit si courte et qu’elle n’ait pas pris les proportions de l’étude morale et littéraire dont elle indique si délicatement le plan, l’esprit et le ton.

Émile Krantz.