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delbœuf. — le sommeil et les rêves

ou deux cartes, ou s’ils ne sont marqués que sur les premiers feuillets. Les capitales, les fleuves, les hauts sommets auront un relief extraordinaire, puisqu’ils se trouveront à chacune des pages, et, en première ligne après eux sous le rapport de l’éclat, viendront « les accidents que l’artiste aura le plus souvent ou le plus récemment reproduits.

Résumons maintenant dans un exemple tout ce qui vient d’être dit. On me pardonnera de le puiser dans mon expérience personnelle. Quand j’étais petit, ma mère, pour m’empêcher de souiller mon oreiller, me fixait sur la tête, avant de me mettre au lit, un bonnet qu’elle m’attachait solidement sous le menton. Elle prétendait que, sans cette précaution, comme je me remuais beaucoup, le bonnet ne tiendrait pas. Je ne souffrais pas cet affreux bonnet, ni ses cordons, et vers l’âge de douze ans, ce me semble, je parvins à m’en affranchir et à me coucher tête nue. Or aujourd’hui, après plus de trente ans, quand j’ai la tète sur l’oreiller, s’il m’arrive de sentir sur mes joues une pression d’un certain caractère, le souvenir de mon ancien supplice surgit tout d’un coup : un double cordon se noue sous mon menton, et une calotte s’applique et vient peser sur mon crâne. La reproduction d’un fragment d’un état périphérique reconstitue le tout. Il y a quelque dix-huit mois, j’étais à Bruges. Cette impression s’étant renouvelée une ou deux fois, je songeai à utiliser le fait pour le présent travail. Il m’était néanmoins complètement sorti de la tête. Dernièrement, relisant dans la Revue scientifique un article de M. Romanes sur L’intelligence des animaux, j’arrive à cette phrase : « L’homme lui-même, dans la courte existence de sa vie individuelle, acquiert l’instinct, par exemple, d’ajuster son bonnet de nuit[1]. » Ces mots me remettent à l’instant en mémoire mon bonnet d’enfant, — voilà l’influence du mot ; — mais, en même temps, je songeai à Bruges et à mon ouvrage ; puis je me laissai dériver par le courant des souvenirs.

Que de matières à réflexion, dans cet événement si ordinaire ! Voyez ce qu’a fait un mot. Les six caractères qui le composent imprimés en noir sur du blanc ont été comme une étincelle tombant sur une traînée de poudre. Cette traînée de poudre, ce sont les connexions tant en profondeur qu’en superficie. Le mot associé à une image, l’image associée à l’activité des organes du toucher disséminés dans le derme de mes joues et de mon cou, cette même activité associée à des impressions plus récentes : la vue du mot ré-

  1. Voici la fin de la phrase : o instinct qui peut devenir assez prononcé pour s’affirmer même dans l’état profondément inconscient du coma apoplectique. » N° du 4 Janvier 1879.