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delbœuf. — le sommeil et les rêves

tout simplement un lieu et une date. Se souvenir, c’est replacer une image présente dans un autre temps et dans un autre milieu ; rien de plus, rien de moins. C’est retrouver dans l’atlas le feuillet et l’endroit exact où elle est gravée.

Parfois, des profondeurs du passé surgit dans l’esprit une image isolée. C’est un visage, un site, une scène. Pour le moment, par exemple, j’ai depuis quelques jours devant les yeux un grand chariot tout chargé de poissons séchés liés en bottes. Je dois l’avoir vu quelque part. Il me semble bien que c’est à Gand. Je vois les hautes et misérables maisons badigeonnées en jaune qui bordaient la rue où il stationnait, car il stationnait. Toutefois j’éprouve une certaine perplexité : n’ai-je pas rêvé de ce chariot ? ne l’ai-je pas vu en gravure ? n’ai-je pas lu une page où il en serait fait mention ? Toutes ces questions tiennent mon esprit en suspens, et je me sens incapable d’y répondre. Qu’est-ce donc qui me manque ? Je vois mon chariot par transparence ; mais je ne sais sur quelle carte il est peint. Il est là comme flottant dans le vide, sans aucune attache avec le passé, sans aucune attache avec le présent. Pour l’aller retrouver, je n’ai ni guide ni boussole. Mais supposez que je me rappelle que j’étais avec un ami quand je l’ai vu, tous mes doutes seront levés. Je pourrai alors compléter la chaîne de mes souvenirs. Je saurai où et pour quoi cet ami m’accompagnait, et ainsi je reviendrai au moment présent par des routes connues et déterminées. Je ferai acte de reconnaissance. Ce qui me manque, c’est un lieu et c’est une date[1].

« Il suffit de voir une personne pour la connaître de quelque manière, dit M. Tiberghien[2] ; la reconnaître, c’est se rappeler qu’on l’a déjà aperçue : le souvenir est net ou vague si l’on sait ou si l’on ignore en quel temps, en quel lieu et en quelles circonstances la première rencontre s’est faite ; mais il y a souvenir, pourvu qu’on ait conscience d’une rencontre. » On vient de voir combien cette remarque est juste dans sa brièveté. Appliquons-la au cas de l’Asplenium.

L’Asplenium a été chez moi l’occasion d’une réminiscence et d’un double souvenir. D’une réminiscence : sous l’action d’une excitation restée inconnue, l’image de ce nom, que j’avais lu autrefois dans un herbier, reprend une belle nuit éclat et vigueur et s’impose à mon attention. D’un premier souvenir : le lendemain, à mon réveil, je savais que ce nom m’avait été fourni par mon rêve.

  1. Dans l’article précédent, j’ai cité un souvenir incomplet de M. Tannery. Ce que cherche M. Tannery, c’est un lieu et une date.
  2. La science de l’âme dans les limites de l’observation, par G. Tiberghien, professeur à l’université de Bruxelles. Bruxelles, 1862. Page 394.