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turelle que la graine du chêne pousse des racines, un tronc, des feuilles et des rameaux. Dans le monde moral, comme dans le monde physique, il n’y a point de sauts brusques ni de générations spontanées, parce qu’il n’y a point de création nouvelle ; on ne saurait constater que des transformations et des développements, suivant une ligne ascendante. » Quel singulier mélange de vérités certaines et d’assertions arbitraires, inutiles ici, et contradictoires !

« Il n’y a point de sauts brusques, » soit. Pas plus au moral qu’au physique, il n’y a de générations spontanées ni de créations nouvelles ; admettons-le, quoiqu’on fût dès lors en droit de demander à l’auteur comment il entend cette liberté, qu’il met à l’origine du progrès moral et à qui il en rapporte tout l’honneur. En quoi consiste-t-elle, selon lui, puisque ce n’est pas une spontanéité créatrice, capable d’inventer, d’introduire de l’imprévu et du nouveau dans le tissu de l’histoire ? Mais passons sur cette contradiction, au moins apparente, et qui certes valait la peine d’être levée. Admettons et cette liberté, qu’on affirme sans dire comment on la conçoit, et cette évolution morale continue, qu’on pose en dogme sans dire comment la liberté y trouve sa place et y joue son rôle. Je dis que proclamer nécessaire cette évolution, ce n’est pas seulement rendre cette même contradiction flagrante, mais c’est trancher à priori une question de fait, la plus vaste et la plus compliquée de toutes les questions historiques.

Parce que tout se tient et s’enchaîne dans l’histoire des idées, est-ce à dire qu’il y ait nécessairement progrès moral d’un instant à l’autre, d’un siècle à l’autre ? Parce que tout s’explique, n’y a-t-il pas du mieux et du pis, et les décadences qui font succéder le pis au mieux ne comptent-elles pour rien ? Où donc est le progrès, quand la liberté qui avait triomphé à Marathon succombe, quand la Grèce n’est plus qu’une province romaine, la plus raffinée dans le vice, la plus élégamment corrompue ? Où est le progrès, de la république romaine à l’empire, de l’empire sous Titus et sous Marc-Aurèle à l’invasion des barbares ? Le progrès scientifiques et littéraire, le progrès économique, le progrès de la civilisation générale serait contestable dans bien des phases de l’histoire : que dire du progrès proprement moral ?

Notez que je ne nie pas ce progrès : il a peut-être été réel, et on pourrait entreprendre de le montrer ; mais, à coup sûr, il n’est ni évident ni incontesté. Si vous dites que, pour le voir, il faut embrasser de vastes ensembles et de longues périodes, les difficultés redoublent ; car alors il faut faire entrer en ligne de compte, d’une part l’immense Orient, qu’on prétend volontiers voué à l’immobilité, et que vous-même (injustement d’ailleurs) rejetez presque en dehors de la vie morale ; d’autre part les tristes siècles du moyen à » e, le long sommeil de la raison, la conscience enchaînée, la liberté nulle.

La question du progrès moral n’est donc pas de celles qu’on résout d’un mot en passant. Je crois, quant à moi, à ce progrès ; mais il est si peu nécessaire, qu’il n’est pas même certain, puisqu’on en dispute et