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d’états de conscience est un déchet de temps. Or les procédés abréviatifs dont nous avons parlé supposent ce déchet. Si, pour atteindre un souvenir lointain, il nous fallait suivre la série entière des termes qui nous en séparent, la mémoire serait impossible à cause de la longueur de l’opération[1].

Nous arrivons donc à ce résultat paradoxal, qu’une condition de la mémoire, c’est l’oubli. Sans l’oubli total d’un nombre prodigieux d’états de conscience et l’oubli momentané d’un grand nombre, nous ne pourrions nous souvenir. L’oubli, sauf dans certains cas, n’est donc pas une maladie de la mémoire, mais une condition de sa santé et de sa vie. Nous trouvons ici une analogie frappante avec les deux processus vitaux essentiels. Vivre, c’est acquérir et perdre : la vie est constituée par le travail qui désassimile autant que par celui qui fixe. L’oubli, c’est la désassimilation.

Un deuxième résultat, et celui-ci nous ramène aux fonctions visuelles, c’est que la connaissance du passé ressemble à un tableau aux perspectives lointaines, à la fois trompeur et exact, et qui tire son exactitude de l’illusion même. Si, par une hypothèse irréalisable, nous pouvions comparer notre passé réel tel qu’il a été, fixé pour nous objectivement, avec la représentation subjective que nous en donne notre mémoire, nous verrions que cette copie consiste en un système particulier de projection ; chacun de nous s’oriente sans peine dans ce système, parce qu’il le crée.


IV

Nous venons de monter par échelons jusqu’au plus haut degré de la mémoire ; il nous faut maintenant suivre l’ordre inverse et revenir progressivement à notre point de départ. Ce retour est nécessaire pour montrer une seconde fois que la mémoire consiste en un processus d’organisation à degrés variables, compris entre deux limites extrêmes, — l’état nouveau, l’enregistrement organique.

Il n’y a pas de forme de l’activité mentale qui témoigne plus hau-

  1. Abercrombie (Essay on intellectual Powers, p. 101) rapporte ce qui suit :« Le Dr  Leyden avait une faculté extraordinaire pour apprendre les langues, et il pouvait répéter très exactement un long acte du Parlement ou quelque document semblable qu’il n’avait lu qu’une fois. Un ami le félicitant de ce don remarquable, il répondit que, loin d’être un avantage, c’était souvent pour lui un grand inconvénient. Il expliqua que lorsqu’il voulait se rappeler un point particulier dans quelque chose qu’il avait lu, il ne pouvait le faire qu’en se répétant à lui-même la totalité du morceau depuis le commencement jusqu’à ce qu’il arrivât au point dont il désirait se souvenir. »