Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/561

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
551
v. brochard. — descartes stoïcien.

de la volonté ; comme eux, il déclare que cet acte est libre ; comme eux, il proclame que la seule chose qui soit vraiment en notre pouvoir, ce sont nos idées et l’usage que nous en faisons. S’il ne dit plus dans sa métaphysique comme dans sa morale que le libre arbitre nous rend égaux à Dieu, il déclare, ce qui revient à peu près au même, qu’il est infini en nous comme en Dieu[1]. Lorsque Descartes, au prix d’une contradiction qu’il s’efforce vainement de dissimuler, déclare que, en présence des idées claires et distinctes, il nous est absolument impossible de refuser notre assentiment, et que pourtant nous ne cessons pas d’être libres, bien plus, que nous sommes plus libres que jamais, il ne fait encore que reproduire la thèse des stoïciens. Eux aussi croyaient que le sage ne peut connaître la vérité sans y croire, ou le bien sans l’accomplir[2], l’erreur et le vice résultent d’une connaissance incomplète ; et tous les disciples de Socrate avaient exprimé à leur manière l’idée que Descartes adopte à son tour lorsqu’il dit : Omnis peccans est ignorans[3].

Il paraîtra difficile de croire que cet accord si parfait résulte d’une simple coïncidence, si l’on remarque qu’il y a un lien très étroit entre cette thèse métaphysique et psychologique, et la doctrine morale exposée plus haut, qui est manifestement inspirée par le stoïcisme. Il faut bien admettre que nos croyances dépendent de nous et sont notre œuvre, si la vertu consiste à conformer nos désirs à l’ordre du monde et à faire de nécessité vertu ; le libre arbitre doit avoir sa place marquée dans la métaphysique si telle est la morale. Le système stoïcien, conçu et constitué par des logiciens tels que Chrysippe, n’est pas de ces doctrines dont on peut prendre une partie en négligeant les autres ; et à moins de consentir à des contradictions et à des incohérences qui ne pouvaient échapper à Descartes, il fallait le suivre jusqu’au bout et, après avoir adopté sa principale maxime de conduite, reprendre sa thèse du libre arbitre.

D’ailleurs, à y regarder de près, il ne semble pas qu’entre cette théorie du jugement et les doctrines qui appartiennent vraiment à Descartes et sont le fond de son système, c’est-à-dire la valeur absolue attribuée aux idées claires et distinctes et par suite la possibilité de déduire géométriquement toutes les existences particulières, il y ait un lien indissoluble. La métaphysique cartésienne peut subsister tout entière sans cette introduction du libre arbitre, qui est même plutôt une gêne pour elle. La preuve, c’est qu’elle est la première chose que l’esprit rigoureusement géométrique de

  1. Méd., IV.
  2. Épict., Entretiens, I, 28, 1-8 ; III, 3, 2.
  3. Lett. XLV, t. IV, p. 126.