Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/647

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
637
delbœuf. — le sommeil et les rêves.

rêve sont ainsi la traduction poétisée, mais fidèle de nos sensations. Ayant froid, j’ai rêvé neige. Je me suis peut-être recouvert, j’ai eu plus chaud ; la neige s’est fondue, et je me suis cru en pleine campagne. Peut-être ensuite ai-je ressenti de nouveau une certaine fraîcheur, et j’ai pensé alors que j’entrais sous l’ombre des forêts.

L’incohérence du rêve ne présente donc rien de particulier. Dans la veille, nos pensées sont tout aussi capricieuses. Ce qui nous fait croire qu’elles y offrent plus de suite, c’est que les fantaisies de notre imagination y sont accompagnées de perceptions qui, elles, sont enchaînées logiquement. Dans la veille, je pense à la neige, puis à la campagne, puis à la forêt, sans que, le plus souvent, je puisse dire pourquoi. Mais je me figure avoir mis de la cohérence dans la série de ces images, parce que je sais où j’étais quand j’ai pensé à la neige, où j’étais quand j’ai pensé à la campagne, puis à la forêt, et que je sais en outre par où j’ai tourné mes pas. Il est possible aussi que mon rêve ait été le décalque d’une rêverie de ce genre. Dans ce cas, les aventures du rêve seraient — comme les phrases et les vers — taillées sur un modèle fourni par l’état de veille.

On a encore mis au nombre des particularités du rêve l’absence d’étonnement, de moralité, de pudeur. En réalité, cela n’est pas exact. Dans mon rêve, je m’étonne à plusieurs reprises. Les jeunes filles qui, dans leurs songes, se promènent en chemise sur les boulevards, se sentent terriblement gênées quand elles s’en aperçoivent. Si vous rêvez qu’on vous surprend en flagrant délit d’une faute plus ou moins grave, vous avez honte devant vous-même et devant les autres. M. Maury a éprouvé étonnement et embarras dans son rêve aux salsifis[1]. Ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette affirmation, c’est que souvent des actions dont la seule pensée nous révolte, semblent nous avoir paru en rêve toutes naturelles. Je crois que, dans la plupart des cas, sinon dans tous, on est victime d’une simple substitution d’images. À l’amant qui croit presser sa maîtresse entre ses bras, l’image d’une mère, d’une sœur, se présente, et il consomme un inceste[2]. Un phénomène à mettre sur la même ligne est celui qui vous fait donner en rêve le nom d’un ami à une figure étrangère. Vous rêvez, par exemple, d’un collègue ; au visage de ce collègue s’en substitue brusquement un autre, mais le nom reste, et

  1. Ouvrage cité, p. 110 et suiv.
  2. Fit quoque ut interdum non suppeditetur imago
    Ejusdem generis, sed femina quæ fuit ante,
    In manibus vir uti factus videatur adesse,
    Aut alia ex alia faciès ætasque sequatur.

    (Lucr. De natura rerum, IV, 818 sqq.)