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REVUE POUR LES FRANÇAIS

quels n’y pouvaient pénétrer sans apercevoir, en une sorte de raccourcis, la puissance romaine en action. En s’installant dans les villes arabes et en y opérant des travaux d’assainissement et d’agrandissement très considérables, les Français les ont embellies au sens européen du mot mais il est peu probable qu’ils les aient embellies au sens arabe. Effectivement Kairouan malgré la tristesse qui pèse sur elle et l’aridité qui l’environne doit réjouir les regards indigènes — en dehors de son caractère de ville sainte — bien plus que Sousse, sa voisine, qui est riante et animée. Les quais d’Alger avec leurs jolies arcades et leurs squares, l’avenue Jules Ferry à Tunis ou la grande place de Constantine ont-ils de quoi rivaliser avec une ville comme Timgad dont les ruines pénètrent encore les touristes d’admiration ? Non certes car ce sont là des apports d’Europe plus ou moins adroitement accolés à l’œuvre indigène. Ce n’est pas uniquement affaire de portiques et de statues ; évidemment nous délaissons beaucoup trop ces éléments primordiaux et inégalables de beauté architecturale mais, dans un autre ordre d’idées, nous savons également créer de l’impressionnant. On a dit et non sans vraisemblance que le fameux pont Doumer à Hanoï avait beaucoup consolidé l’influence française au Tonkin. C’est que cette merveille cyclopéenne, jetée sur l’énorme Fleuve rouge, se dresse isolément devant les yeux stupéfaits des indigènes ; et comment leur stupéfaction n’engendrerait-elle pas de l’admiration pour le peuple capable de concevoir et d’exécuter de pareils tours de force ? Le pont Doumer produit sur les Tonkinois d’aujourd’hui un effet analogue à celui que dut produire naguère l’amphithéâtre de Thysdrus (El-Djem) sur les Berbères.

La ville romaine n’était pas seulement autonome dans son cadre mais aussi dans son existence. « On n’est jamais un grand homme pour son domestique », disait un ironiste. Cela est vrai des collectivités comme des individus : à se voir de trop près on perd du prestige. Les Arabes perdent beaucoup du leur en vivant avec les Européens ; nous en perdons peut-être plus encore, à leurs yeux, en nous mêlant à eux, en adossant nos églises à leurs mosquées et nos forums à leurs marchés. Rien ne subsiste de cet ordre magnifique par lequel Rome se révélait aux peuples subjugués. Rien ne saurait remplacer la triomphale autonomie de la cité romaine.

La question se pose aussitôt : pouvait-on en agir ainsi au xixe siècle et la fondation de grandes villes modernes en Afrique