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CRIMINALITÉ ET SANTÉ SOCIALE




Dans ses Règles de la méthode sociologique qui ont paru sous forme d’articles dans la Revue philosophique, M. Durkheim essaie de construire — en l’air, je le crois — une sorte de sociologie en soi et pour soi, qui, purgée de toute psychologie, et de toute biologie pareillement, aurait bien de la peine à se tenir debout sans le remarquable talent du constructeur. Ce serait là une sociologie autonome à coup sûr, mais qui achèterait son indépendance un peu cher peut-être — au prix de sa réalité. Je ne prétends pas ici critiquer ce système ; mais, puisque l’auteur a fait quelques applications de son point de vue, et fort logiquement déduites, nous allons nous attacher à l’une d’elles, qui nous a particulièrement frappé, et qui nous permettra de juger le principe d’où elle dérive. Il s’agit de sa manière d’envisager la criminalité. Cette manière est neuve assurément ; elle consiste à affirmer que le crime est, dans la vie sociale, un phénomène tout à fait normal, nullement morbide ; c’est-à-dire « qu’il n’est pas seulement un phénomène inévitable, quoique regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes, mais qu’il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine », alors même qu’il est en voie d’accroissement comme de nos jours, et que, en cinquante ans, comme dans notre France actuelle, il a presque triplé (p. 82 et 83).

On doit concéder au distingué sociologue que cette conception l’éloigne beaucoup des pensers « du vulgaire » ; et lui-même ne nous dissimule pas que, lorsqu’il a été conduit à cette conséquence, logique mais « surprenante » de sa règle générale sur la distinction du normal et du pathologique, il n’a pas laissé d’être quelque peu « déconcerté ». Mais, loin de voir là aucune raison de révoquer en doute la vérité absolue de la règle en question, il a fait appel à toute son intrépidité de logicien et résolument embrassé ce corollaire, qui lui a paru même illustrer et confirmer la portée de son théorème, en montrant « sous quel jour nouveau les phénomènes les plus essentiels apparaissent, quand on les traite méthodiquement ».