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La théorie de Pasteur sur l’origine des maladies les plus graves, les plus redoutables, les plus dignes de ce nom, donne lieu à une conception de la maladie qui peut être considérée comme dérivée d’un cas singulier et original du struggle for life et dont M. Durkheim ne dit rien non plus : la maladie, si l’on généralise cette explication microbienne, se présente à nous comme le combat d’une armée de cellules et d’une armée de microbes, combat dont notre organisme est à la fois l’enjeu et le champ de bataille. Ces deux armées sont composées, séparément, de combattants bien portants jusqu’au moment où ils s’exterminent, mais c’est leur rapport qui est morbide. Rien ne s’applique mieux que cette notion de la maladie à la criminalité. La criminalité, c’est le conflit entre la grande légion des gens honnêtes et le petit bataillon des criminels, et ceux-ci comme ceux-là agissent normalement, étant donné le but que les uns et les autres poursuivent. Mais, comme ces deux buts sont contraires, la résistance qu’ils s’opposent mutuellement est sentie par chacun d’eux comme un état pathologique qui, pour être permanent et universel, n’en est que plus douloureux.

Le parti-pris de M. Durkheim contre l’idée de finalité, même en science sociale, l’a empêché de démêler le vrai, dans les obscurités un peu artificielles de la question qu’il agite. Comment se faire une idée quelque peu nette du normal et de l’anormal, si l’on s’obstine à proscrire ce qui doit venir ici en première ligne, les considérations d’ordre téléologique et aussi d’ordre logique, c’est-à-dire si l’on ne considère pas, avant tout, comme anormal ou morbide ce qui trouble l’harmonie systématique de l’être, de l’être organique, de l’être mental ou de l’être social — ce qui empêche l’accord des buts et l’accord des jugements d’y être suffisant pour réaliser la fin dominante ? Cela est si vrai que, malgré son mépris du finalisme qui va jusqu’à lui faire repousser l’idée même d’utilité, le distingué professeur en a fait lui-même sans le vouloir. Il a compris qu’il ne suffit pas de définir la normalité par la généralité, si l’on ne remonte aux causes de cette dernière, pour se permettre de distinguer des généralités de divers genres, d’accepter les unes, de rejeter les autres, et de ne pas accepter certaines conséquences un peu gênantes de son propre principe. Aussi a-t-il cherché les causes et cru les trouver dans ce qu’il appelle « les conditions d’existence ». Quand les conditions d’existence d’une société viennent à changer, ce qui était normal jusque-là — par exemple, les pratiques religieuses, ou le caractère individuel de la propriété — devient anormal, en dépit de sa généralité persistante. Et voilà comment notre auteur, dans une note, quelques pages après avoir écrit que le progrès de la criminalité à