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que expressément le moyen de faire de l’or, en accumulant dans un corps donné toutes les « natures simples », « formes », ou qualités de l’or[1]. Son éditeur le défend d’ailleurs sur ce point et rappelle qu’une erreur semblable, partagée plus tard encore par un savant comme Boyle, ne paraissait pas à Newton lui-même tout à fait absurde. Ce qui est plus grave, c’est qu’il accepte les croyances les plus surannées, les croyances mêmes « du xe siècle comme le dit sévèrement M. Fowler, sur les effets de la sympathie et de l’antipathie, sur la force de l’imagination, etc. : il suggère, par exemple, l’idée d’éprouver la force de l’imagination en tâchant soit d’arrêter le travail de la bière en train de fermenter, soit d’empêcher la crème qu’on bat de se changer en beurre, le lait de se cailler sous l’action de la présure. Il ne doute pas que la pierre appelée sanguine ne soit bonne contre le saignement de nez, et il incline à prêter « la même vertu à la pierre qu’on trouve dans la tête du crapaud, vu que le crapaud aime l’ombre et la fraîcheur. » Aussi bien, la « magie naturelle » figure, comme on le sait, dans sa classification des sciences, où elle est donnée, au même titre que la mécanique, comme une partie de la « philosophie opérative de la nature ». Sur la foi des auteurs spéciaux qui ont écrit de cette science, il rapporte sérieusement, sans critique ni réserve, cette opinion, entre autres. « qu’un moyen de se donner du cœur et d’accroître son audace est de porter sur soi, près du cœur, le cœur d’un singe » ; et que « ce même cœur de singe, appliqué sur le cou ou sur la tête, réconforte l’esprit et guérit du haut mal ». — Il semble, selon une excellente remarque de M. Fowler, que Bacon fût particulièrement préparé à s’en laisser imposer par ces « contes de vieilles femmes », à raison de sa foi sans bornes dans ce qu’on pouvait obtenir de la nature en apprenant à la connaître.

Avec tout cela, il n’en serait pas moins souverainement injuste de lui refuser tout esprit scientifique. Il n’est pas vrai d’abord, comme le prétend Hume, qu’il rejetât « avec le plus absolu dédain » les vérités qu’il refusait d’admettre. S’il se montre par exemple rebelle au système de Copernic, il en est pourtant frappé, presque ébranlé, et ce n’est qu’après une sorte d’hésitation qu’il se prononce décidément pour l’immobilité de la terre. Ce « dilettante » a beau n’être ni inventeur ni créateur en aucune science particulière, on ne peut nier qu’il n’ait regagné en prodigieuse étendue de savoir ce qui lui manquait en profondeur ; que, plein d’ardeur pour toutes sortes de recherches et curieux de tout, il n’ait suscité, enflammé, dirigé utilement un grand nombre de savants ; qu’enfin il n’ait eu une multitude de pressentiments justes et de vues ingénieuses, qui ne furent pas sans action sur la marche ultérieure des sciences. Ainsi, dans un passage remarquable du De augmentis (III, 4 ; E. et S., t. I, p. 552-554), il demande instamment que l’astronomie formelle ou mathématique se complète par

  1. P. 344 et suiv. de l’édition Fowler.