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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

dans le surnaturel. C’est comme si l’on disait que la conclusion d’un syllogisme est souveraine sur la majeure, que celle-ci doit s’accommoder à celle-là, quoique toutes les deux soient du même ordre et qu’il n’y ait entre elle aucune différence sui generis.

En un mot, pour résumer les rapports que nous venons d’établir entre la morale et la métaphysique, on peut proposer aux criticistes ce dilemme : ou vous soumettez à la critique les fondements de la morale, ou vous ne les y soumettez pas. Dans le premier cas, les fondements de la morale, qui selon vous sont naturels et non surnaturels, peuvent se ramener soit à des faits ou lois scientifiques, soit à des hypothèses métaphysiques, ou aux deux à la fois ; votre critique sera donc elle-même ou de la science ou de la métaphysique, ou les deux à la fois ; dans tous les cas, c’est la spéculation qui dominera la morale ; ce ne sont pas la raison et la métaphysique qui se subordonneront aux prétendues nécessités ou « intérêts » de la pratique, même à cet intérêt supérieur que Kant élevait au-dessus des intérêts purement sensibles. Si au contraire vous ne faites aucune critique des principes de la morale et érigez le devoir en commandement qu’on n’a pas le droit de critiquer, il semblera sans doute possible alors d’en faire dépendre la métaphysique et la science même, de créer ainsi une métaphysique pour les besoins de votre morale ; mais en réalité vous ne pourrez faire deux pas dans cette voie sans revenir aux spéculations que vous aviez d’abord écartées. Finalement vous aurez renversé l’ordre que vous prétendiez suivre, vous aurez fait dépendre le connaissable de l’inconnaissable, vous aurez subordonné la théorie, avec ses certitudes ou ses probabilités, au transcendant et au mystère pris pour règles de conduite, par exemple à un impératif catégorique tombant des nues et préalablement admis par un pur acte de foi. Cette méthode illogique rappellera dès lors les procédés antiscientifiques de ceux qui jugent la vérité ou la fausseté des spéculations philosophiques par leurs conséquences morales ou immorales, c’est-à-dire par les besoins réels ou imaginaires de la pratique humaine. Ne risquera-t-on point de voir la métaphysique et la science même redevenir les humbles servantes de la morale traditionnelle, avec la théologie catholique ou protestante en perspective ? On songe ici involontairement aux procédés habituels de toutes les religions, qui ont toujours prétendu que leurs mystères étaient ou le fondement ou le complément nécessaire de la morale. Les prêtres de Jupiter et les conservateurs de la religion d’État disaient à Socrate, par la bouche d’Aristophane « Comment inspirer aux scélérats une crainte salutaire si l’on admet que ce n’est pas Jupiter qui lance la foudre ? »