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A. ESPINAS. — LA PHILOSOPHIE EN ÉCOSSE.

de Hutcheson plus conforme aux habitudes de la pensée moderne, bien capable de montrer à quel nombre infini d’applications ils peuvent se prêter.

La morale de ce philosophe est de même pleine de germes confus, mêlés aux restes caducs des doctrines antérieures. Une vue scientifique la domine tout entière, à savoir que, seule, « l’étude sévère des divers principes ou diverses dispositions naturelles de l’humanité, semblable à l’étude d’un animal, d’une plante ou du système solaire, peut produire une théorie morale plus solide et plus durable. » Mais il n’accorde pas moins d’importance à l’existence d’un sens irréductible, destiné à discerner le bien et le mal dans les actes d’autrui et les nôtres, sorte de flair ou de tact spirituel sui generis, analogie aux vertus, aux qualités occultes des physiciens scolastiques. Et il ne faudrait pas scruter de trop près l’expression de sa pensée pour y trouver des contradictions tantôt, par exemple, il déclare que le sens moral n’a rien de commun avec les plaisirs de la sympathie ; tantôt il fait de ces plaisirs le fondement de nos tendances bienveillantes, c’est-à-dire de la moralité ; pour trouver chez lui une doctrine consistante, il faut faire abstraction de ces divergences et simplifier les contours un peu surchargés de ses conceptions.

Si l’on considère l’ensemble de son ouvrage, on voit que le fond de sa pensée est : 1o de rétablir l’innéité du sens moral comme du sens esthétique ; 2o de réduire en dernière analyse la moralité à l’affection, aux impulsions bienveillantes.

La première thèse est de nos jours au-dessus de toute contestation ; les affections sociales se montrent chez l’animal avant de se développer chez l’homme, et l’individu ne fait pas plus à volonté ses penchants sympathiques qu’il ne fait son cerveau et la distinction entre son moi et le monde ; tout cela est spécifique, organique, héréditaire. Il y a là un instinct, comme l’instinct constructeur de l’abeille. Un être moral naît tel, ou ne le devient que pour être né d’une espèce sociale nul n’en doute plus. Sait-on aussi généralement que ce caractère involontaire et spontané de la bienveillance, méconnu au xviiie siècle par ceux qui faisaient de la moralité en chacun de nous l’œuvre exclusive de la réflexion et comme une création sans précédent, c’est Hutcheson qui l’a le premier signalé ? Son analyse de la volonté est très pénétrante ; il ne se, paye pas de mots il n’a recours nulle part à ce pouvoir arbitraire et absolu auquel les métaphysiciens de notre temps et les Écossais postérieurs soumettent les sentiments et les idées sans nier l’hégémonie des penchants bienveillants et des idées morales par rapport à toutes les autres puissances de l’âme, il voit que le réel du vouloir, c’est le désir avec les mou-