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A. ESPINAS. — LA PHILOSOPHIE EN ÉCOSSE.

C’est la politique de Locke, celle que le Contrat social nous présente sous une forme systématique. Or l’état de nature est une légende qui vaut celle de l’âge d’or ; il est faux que l’homme ait des droits antérieurs à la loi et à l’opinion ; ce qu’il obtient de respect et de protection de la part de ses semblables, il ne le doit qu’au progrès de l’organisation sociale dans le groupe où il vit ; à lui seul, il n’est rien légalement, et il n’aurait sans doute pas même l’idée du droit, s’il n’apprenait en grandissant que ses semblables se reconnaissent des obligations envers lui, comme ils lui en imposent vis-à-vis d’eux. Il n’y a point de droit hors de la tradition historique et du milieu social. Certes, dans l’Angleterre et la France du xviiie siècle, les écrivains politiques avaient beau jeu à réclamer les droits de l’homme, alors que tout le monde était enfin pénétré de leur existence ; le droit était alors un fait, c’est-à-dire une force, et la société se modelait déjà bon gré mal gré sur l’idéal des philosophes ; mais, quelque heureuse que fût pratiquement cette évolution, la théorie à priori qui l’accompagnait n’en était pas moins faible chez Locke et Hutcheson, radicalement fausse chez Rousseau. Il en était de même de la théorie du contrat comme fondement du pouvoir civil, acceptée de Hutcheson. Comme aspiration vers un idéal, comme expression d’un besoin légitime, cette théorie fut un fait momentanément heureux pour l’Europe civilisée ; elle impliquait cette observation très juste que la société humaine se forme grâce à des accessions plus ou moins volontaires et requiert dans une mesure variable avec la perfection des types sociaux, le concours spontané de ses membres ; mais la valeur historique en était nulle. Si le gouvernement doit dans l’avenir puiser de plus en plus sa force dans le consentement des citoyens, à mesure que l’on remonte dans le passé, on s’aperçoit qu’il a eu au contraire son origine dans une soumission aveugle, irréfléchie à la force et à la coutume. Le corps social est un organisme avant d’être une assemblée volontaire, et fort heureusement la conspiration de ses parties dépendra toujours plus des lois naturelles auxquelles les particuliers ont à peine conscience d’obéir que de conventions délibérées et réfléchies. La théorie du contrat social est un énorme anachronisme ; elle justifie, par une peinture imaginaire du plus lointain passé, un rêve que l’avenir le plus lointain ne réalisera jamais tout entier[1].

  1. Retenons cependant ce curieux passage, où la théorie qui fait de la nation un organisme est en germe : « Les États eux-mêmes portent dans leur sein les semences de la mort et de la destruction… Ces semences, jointes à la force extérieure et aux intérêts opposés des nations, ont toujours occasionné la dissolution, la mort des corps politiques, et la causeront aussi certainement