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entre lesquelles cette identité divisée et la substitution mutuelle toujours rationnellement possible établissent ce qu’on nomme une relation bilatérale et des rôles pratiquement renversables… Deux personnes se trouvent n’être plus moralement qu’une personne unique, mais à la condition que cette unique se pose double. » Tel est le moyen par lequel M. Renouvier espère nous amener à considérer le bien des autres comme s’il était notre propre bien, conséquemment à généraliser la maxime de nos actions.

Selon nous, dans cette théorie de la substitution possible des personnes, tant qu’on se contente de supposer avec M. Renouvier la raison, la liberté apparente et le désir, il est impossible de voir autre chose qu’une fiction logique et mathématique par laquelle on pose abstraitement l’égalité des personnes humaines, en oubliant précisément leur réelle distinction. C’est ce que nous avons déjà objecté ailleurs à M. Renouvier[1]. Celui-ci a cru que, par cette objection, nous voulions simplement opposer la réelle inégalité des personnes à leur égalité idéale, la « pratique du droit » à la théorie du droit ; mais notre objection portait bien plus profondément. C’est l’établissement même du droit théorique et de l’égalité idéale, c’est la généralisation des maximes de conduite qui nous semble impossible tant qu’on s’en tient aux abstractions de l’entendement, car ces abstractions éliminent précisément ce qui fait la personne, la différence individuelle, le moi. Moi et toi fussent-ils égaux sous tous les rapports, il y aurait toujours cette différence suprême que je suis moi, que vous êtes vous ; la raison ne peut nous identifier qu’abstraitement et fictivement : dans la réalité, pourquoi sacrifierais-je mon moi au vôtre, pourquoi même vous mettrais-je sur le même pied que moi ? Voilà ce qu’il faudrait expliquer pour fonder le droit, et je ne dis pas seulement le droit appliqué, mais le droit théorique ou, si vous aimez mieux, le devoir envers autrui avec son caractère de généralité. Au reste, M. Renouvier a fini lui-même, dans sa réponse à notre objection, par faire appel à une idée toute différente de celles qu’il avait d’abord mises en avant, je veux dire à l’idée « d’impératif, d’obligation[2]. » Mais alors pourquoi avoir feint, au début,

  1. « C’est là, avions-nous dit, un jeu de symboles analogue à celui des géomètres qui déclarent deux triangles égaux quand on peut les superposer, parce qu’on a eu soin d’abstraire préalablement, dans la définition générale des triangles, toute particularité individuelle. Dans la réalité, il n’y a point de triangles égaux, ni de superposition possible, ni de substitution possible entre deux triangles identiques, puisque cette identité est toute fictive. De même, c’est pas une fiction toute géométrique qu’on pose des libertés égales et équivalentes. » (L’idée moderne du droit, p. 279.)
  2. « Je me contente », répond-il à notre objection, « de renvoyer aux impératifs catégoriques de Kant et au principe suprême de la raison pratique — que je