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REVUE PHILOSOPHIQUE

absolue qu’il faut trouver et imposer à la volonté. Encore un coup, quelle sera donc cette fin ?

Les criticistes se contentent de répondre avec Kant : C’est la personne humaine. « La loi de Kant, dit M. Renouvier, a cet incomparable mérite de n’impliquer point de fin déterminée à atteindre, mais de s’appliquer à l’une quelconque en la réglant, et en même temps cependant de poser, sous le nom de loi, la plus radicale fin qu’il y ait pour toute personne, savoir la personne même à respecter par la personne : d’où le droit et le devoir[1]. » Mais, demanderons-nous, la personne humaine peut-elle être, dans notre système, une fin vraiment inconditionnelle et, en ce sens, absolue ? M. Renouvier — autant que nous pouvons comprendre une doctrine dont l’exposition n’est pas toujours claire — n’admet rien de proprement absolu ; il a rejeté cette idée parmi les chimères ou, ce qui revient au même, parmi les noumènes de Kant. L’homme n’est donc qu’un ensemble de relations, et ses désirs, ses passions ont pour objet des fins également relatives ; or, il n’y a point, selon M. Renouvier, de fin réelle et réellement poursuivie qui ne soit, dans l’ordre concret des choses, une passion, une relation de la sensibilité aux objets également relatifs qui peuvent la satisfaire. De même, il n’y a point de fin qui puisse avoir une valeur quantitativement infinie, comme les kantiens orthodoxes le disent de la personne humaine ; car, pour M. Renouvier, cette notion de l’infini est contradictoire : on sait quelle guerre lui fait le criticisme. On ne peut donc pas dire que la personne humaine ait un caractère d’infinitude qui l’empêche d’entrer en comparaison avec toute valeur finie et limitée ; elle est au contraire limitée elle-même sous tous les rapports. Encore moins pourrons-nous supposer qu’il y ait en nous quelque chose de supérieur à l’espace et au temps, d’immense et d’éternel, en d’autres termes, une sorte d’existence intelligible (ou inintelligible), analogue à la « vie éternelle » des chrétiens et de Kant. Si nous sommes immortels, c’est dans le temps et dans l’espace, et nous ne pouvons fonder sur cette croyance à l’immortalité la valeur morale de la personne humaine, puisque c’est au contraire la croyance qui se fonde sur cette valeur.

Dans de telles conditions, nous demanderons de nouveau à M. Renouvier et à ses partisans comment ils peuvent ériger la personne humaine en une « fin en soi », absolument inviolable. M. Renouvier nous a reproché naguère à nous-même de détruire l’inviolabilité de la personne parce que nous réduisions cette inviolabilité à une

  1. P. 181.