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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE


V

SIXIÈME FONDEMENT DE LA MORALE CRITICISTE : LE LIBRE ARBITRE MOYEN DU DEVOIR.


Le criticisme vient de faire un appel désespéré au postulat de l’immortalité personnelle comme réconciliation du devoir et du bien, de la loi et du but de la loi ; mais ce n’est pas le seul postulat nécessaire pour fonder, quoi qu’en dise M. Renouvier, l’autorité de la raison pratique. Il y en a un antre, qui est présupposé encore plus nécessairement : le postulat du libre arbitre, sans lequel « la moralité, dit M. Renouvier lui-même, n’aurait plus de valeur objective ».

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point Kant est tombé dans le cercle vicieux qu’on lui a si souvent reproché : loi morale fondée sur la liberté, liberté prouvée par la loi morale[1]. Ce qui est certain, c’est que le cercle vicieux est, chez lui, beaucoup moins manifeste que dans le criticisme. Pour Kant, en effet, il y a identité absolue entre ces trois choses : la raison, la liberté et la moralité ; c’est la raison même, en tant que pratique (c’est-à-dire en tant que se réalisant dans les actions), qui constitue la liberté, et c’est cette liberté ou autonomie qui constitue la moralité. Chez les criticistes, au contraire, raison et volonté se séparent ; d’un autre côté, la liberté du vouloir, avec ses futurs indéterminés, n’est pas non plus pour eux la moralité, mais simplement la possibilité ambiguë de la moralité ou de l’immoralité. Le criticisme n’est d’accord avec Kant que pour reconnaître le principe suivant : — La liberté n’est pas un fait d’expérience, un fait certain de conscience ; c’est un simple objet de croyance morale. — Mais cet aveu, qui mettait déjà Kant dans un si grand embarras, ne va-t-il point jeter en un embarras plus grand encore la morale criticiste ?

La raison, telle que M. Renouvier l’entend, n’est point pratique par elle-même, comme disait Kant ; elle n’agit pas par soi et a besoin de la volonté pour réaliser son objet, ou plutôt la forme qu’elle impose à l’objet de la passion. Dès lors, il est clair que, devant la loi de la raison qui commande, se pose cette question préalable : Puis-je obéir ? Si j’étais libre, je serais réellement obligé d’agir en vue du bien universel aux dépens de mon bien propre ; mais suis-je libre ? — Oui, répond-on, puisque vous êtes obligé. — Libre parce que je suis réellement obligé, réellement obligé à condition d’être libre, nous voici au rouet. Si on veut nous attribuer

  1. Nous reviendrons sur ce point dans une prochaine étude.