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par une synthèse à laquelle une base suffisante d’analyse fait défaut. Ce phénomène intellectuel se manifeste d’une manière intéressante dans un récit de M. Tyndall. Il s’agit à la vérité d’une simple impression de voyage ; mais l’auteur a reproduit les mêmes pensées dans un discours adressé à une réunion scientifique[1].

M. Tyndall descendait du sommet du Cervin. Il remarqua, pendant une courte halte, que cette montagne, lorsqu’on la voit d’en haut, semble « mise en lambeaux par les gelées et les siècles ». Ce spectacle éveilla la pensée du savant, qui rend compte en ces termes de ce qui se passa alors dans son esprit :

« Cet état de ruine implique une période de jeunesse où le Cervin était, en quelque sorte, dans la pleine force de l’âge. Naturellement la pensée remonte aux causes qui ont pu le faire naître et grandir. Cette pensée ne s’arrête pas là ; mais errant plus loin, au delà des mondes disparus, elle va jusqu’à ces nébuleuses que les philosophes considèrent, avec juste raison, comme la source immédiate de toutes choses matérielles. Serait-il bien possible que le ciel bleu qui s’étend au-dessus de nos têtes fût un reste de ces vapeurs ? Et l’azur, qui devient plus vif sur les hauteurs, se changerait-il en obscurité profonde au delà des limites de l’atmosphère ? Je m’efforçai de fixer ma pensée sur ces vapeurs universelles, contenant en elles le germe de tout ce qui existe ; je m’efforçai de me les représenter comme le siège des forces dont l’action se traduit par le système solaire, le système stellaire et tout ce qu’ils renferment. Ce brouillard sans forme contenait-il donc virtuellement la tristesse avec laquelle je contemplais le Cervin ? Ma pensée, en remontant jusqu’à lui, ne faisait-elle que rentrer dans sa demeure première ? Et, s’il en est ainsi, ne ferions-nous pas mieux de refondre toutes nos définitions de la matière et de la force ? Car si la vie et la pensée sont comme l’épanouissement de celles-ci, toute définition qui omet la pensée et la vie est non-seulement incomplète, mais fautive[2]. »

Dans ce passage, les nébuleuses sont considérées d’abord comme la source de toutes choses matérielles. Huit lignes plus loin, ces vapeurs sont le germe de tout ce qui existe, et pour qu’il n’y ait pas d’indécision sur la portée de ces termes, l’auteur spécifie que la question qu’il se pose embrasse le sentiment de tristesse qui régnait dans son âme et les pensées qui s’étaient offertes à son esprit. Ce brusque passage de la considération des éléments physiques à celle de la totalité des existences se rencontre dans des écrits dont les

  1. Voir la Revue scientifique du 19 septembre 1874.
  2. Dans les montagnes, par John Tyndall, traduction Lortet, p. 349 et 350.