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Ainsi avec le concept de l’instant mathématique, tel qu’il était déjà parfaitement précis pour Aristote, la difficulté n’existe en aucune façon. Il n’en est pas de même pour Zénon, qui conçoit l’instant comme un élément du temps, — et par conséquent toute durée finie comme la somme d’un nombre très grand, mais fini et déterminé d’instants, — tandis qu’il raisonne sur la ligne comme si elle comprenait un nombre indéfini de points. Il est clair que, dans ces conditions, le mouvement est incompréhensible, mais le fils de Pélée et la tortue sont tout à fait hors de cause.

Si l’instant est conçu comme élément du temps, le point doit nécessairement être conçu, avec M. Evellin, comme élément de l’espace, ce qui ne suffit pas au reste, pour expliquer le mouvement. Mais je ne veux pas aborder la critique de l’explication donnée dans le livre : Infini et quantité. Elle m’entraînerait trop loin, et je me borne à une dernière remarque.

Pour M. Evellin, les concepts du continu, de l’instant et du point mathématique sont des illusions de l’imagination. Ceux du discontinu, de l’instant et du point éléments, auraient seuls un caractère rationnel. C’est plutôt le contraire qui me paraît vrai, si l’on écarte les concepts du continu et du discontinu qui sont également donnés par les sens, également clairs pour la raison (un mur, un tas de pierres). Mais ce n’est nullement la raison, c’est l’imagination qui réclame un élément ultime pour le temps, l’espace ou même la matière. Quand la raison oppose l’indivisible au divisible, ce n’est point elle qui affirme que le premier est une partie du second ; c’est l’imagination, absolument impuissante à se figurer le point mathématique autrement qu’avec une certaine étendue et même une certaine forme, tout aussi bien que la main est impuissante à le représenter sur le tableau noir autrement que par une petite agrégation de particules de craie. Même dans la thèse de l’existence objective de l’espace, le point mathématique ne participe nullement à cette existence ; comme l’a dit Apollonius, c’est un résidu qui ne subsiste que pour la διάνοια seule.

Le concept du point chez M. Evellin, comme existant objectivement, comme partie minima de l’espace, est une forme originaire, qui n’a pas atteint la précision scientifique et où persiste la confusion entre les exigences de l’imagination et celles de la raison. C’est « l’unité douée d’une position » des pythagoriciens, avant que les conséquences de l’incommensurabitité eussent réduit cette unité à un pur zéro. Il a une étendue déterminée, ce qui est avoué, puisqu’il y a dans un mètre, pour M. Evellin, un nombre de points déterminé, sinon déterminable pour nous. Il a de même une forme précise, et il ne serait pas bien difficile de démontrer que c’est celle d’un dodécaèdre rhomboïdal. Comment un tel point peut être conçu comme indivisible, cela ne peut s’expliquer, je le répète, qu’en substituant plus ou moins ouvertement, plus ou moins consciemment, la thèse idéaliste à la thèse réaliste.

Agréez, etc.

Le Havre, le 10 avril 1881.

Paul Tannery.