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E. NAVILLE. — CONSÉQUENCES DE LA PHYSIQUE

cartes, par Locke, par Reid, par Dugald Stewart, entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière, est plus ou moins arbitraire et inconciliable avec les faits[1]. » La distinction dont M. Saisset n’admet pas la valeur disparaît également pour l’école philosophique, qui, avec Stuart Mill, définit la matière comme étant « une possibilité permanente de sensations ». Cette définition supprime toute étude sérieuse des phénomènes de la perception, en ne laissant en présence du fait subjectif de la sensation qu’une possibilité, c’est-à-dire une abstraction réalisée qui remplace fort indûment la conception nécessaire d’une réalité objective.

La distinction entre les qualités premières et les qualités secondes des corps, attaquée par des philosophes, est incontestablement justifiée par les théories de la physique actuelle. En effet, selon ces théories, les causes de nos sensations, qui sont indéterminées directement dans le fait de la perception, sont déterminées scientifiquement comme des mouvements divers, soit de la matière pondérable, soit du fluide éthéré. Nous expliquons les qualités secondes au moyen des qualités premières. Comment dès lors méconnaître la différence des phénomènes expliqués et de ceux qui leur servent d’explication, la différence des mouvements de la matière, phénomènes objectifs qui sont l’objet d’une représentation, et des états subjectifs qui résultent du rapport des êtres sensibles avec les mouvements ? Voilà, semble-t-il, une question agitée par les philosophes qui se trouve définitivement résolue par les progrès de la physique.

Il serait du reste avantageux de remplacer les termes de qualités premières et de qualités secondes par ceux de qualités essentielles et de qualités accidentelles. La forme et le mouvement sont des conceptions sans lesquelles l’idée du corps disparaît, elles sont donc essentielles ; tandis que le son et la couleur sont des qualités accidentelles, puisqu’elles peuvent disparaître, comme cela a lieu pour les sourds et les aveugles, sans que la notion fondamentale du corps s’évanouisse. La physique fournit donc à la philosophie des notions relatives à l’idée de la matière ; elle fournit des notions plus importantes encore pour l’idée de l’esprit, c’est-à-dire du sujet de la connaissance.

Rien ne peut être connu sans que l’esprit se connaisse lui-même dans le fait de conscience. Ce que nous avons à examiner ici, c’est la manière dont l’esprit se manifeste à lui-même dans la connaissance des corps qui est l’objet de la physique.

  1. Dictionnaire des sciences philosophiques, article Matière.