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E. NAVILLE. — CONSÉQUENCES DE LA PHYSIQUE

leur nature consiste dans la force, et que de cela s’ensuit quelque chose d’analogique au sentiment et à l’appétit, et qu’ainsi il fallait les concevoir à l’imitation de la notion que nous avons des âmes[1]. » Étendre les idées du sentiment et de l’appétit à tous les éléments de l’univers, c’était détruire la barrière établie par Descartes entre les corps et la pensée. Leibnitz toutefois maintient énergiquement la distinction essentielle de l’esprit humain et de l’organisme. Après avoir parlé des animaux, il ajoute : « Les âmes raisonnables suivent des lois bien plus relevées et sont exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre la qualité de citoyens de la société des esprits ; Dieu y ayant si bien pourvu, que tous les changements de la matière ne leur sauraient faire perdre les qualités morales de leur personnalité[2]. » Il est évident d’ailleurs que la doctrine de l’harmonie préétablie suppose la diversité essentielle et primitive des esprits et des corps. La pensée de Leibniz est engagée dans deux directions diverses, dont l’une le porte à rapprocher la matière de l’esprit et l’autre à établir leur différence. Ces deux directions de sa pensée sont-elles conciliables ? C’est une question pour l’historien de la philosophie. La première, dégagée du contrepoids de la seconde, a été fortifiée par les progrès des sciences naturelles. Les conditions organiques des phénomènes spirituels ont été soigneusement étudiées et incontestablement établies. Une médiocre connaissance de l’état actuel des études suffit pour démontrer l’erreur commise par Descartes, lorsqu’il a affirmé se connaître comme « une chose qui pense », abstraction faite de tout sentiment de l’existence du corps. Les données d’une psychologie exacte confirment pleinement, sous ce rapport, les résultats des travaux des physiologistes. Deux courants, dont l’un procède de la métaphysique leibnizienne et l’autre de la physiologie, se sont donc réunis pour produire dans l’esprit de quelques savants contemporains l’affirmation que les éléments corporels et les éléments spirituels que l’observation nous manifeste ne sont que le double aspect d’un même fait.

Cette thèse est difficile à entendre. Les mouvements physiologiques et les faits psychiques semblent irréductibles, par le fait de la diversité absolue du mode de leur connaissance. L’observation établit que, dans les limites de notre expérience, un état déterminé du corps est la condition des manifestations possibles de l’esprit. Lorsqu’on dit que l’on constate les relations de deux ordres de phénomènes distincts sans être séparés et réunis sans être confondus, cela se

  1. Système nouveau de la nature et de la communication des substances, § 3.
  2. Système nouveau de la nature et de la communication des substances, § 8.