Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
58
REVUE PHILOSOPHIQUE

« Si, dans ce que je viens de dire et par la suite, je me sers du mot « pensée », il ne faut pas croire pour cela que je n’ai en vue que les degrés supérieurs de notre activité intellectuelle. Au contraire, par « pensée », j’entends, comme Descartes, l’activité intellectuelle dans toutes ses modifications, et ma proposition les embrasse toutes, jusqu’à la plus simple et pour ainsi dire la plus basse dans l’échelle. Pour avoir un exemple d’un phénomène inexplicable à l’aide de ses conditions matérielles, il n’est pas du tout nécessaire de se figurer James Watt imaginant son parallélogramme, ou Shakspeare, Raphaël, Mozart créant leurs chefs-d’œuvre les plus sublimes. Tout comme l’action musculaire la plus énergique et la plus compliquée d’un homme ou d’un animal n’est pas plus inexplicable, en dernière analyse, qu’une simple contraction d’une fibre musculaire unique ; tout comme une seule cellule sécrétoire recèle dans un intérieur le mystère de la sécrétion tout entier : ainsi l’activité intellectuelle la plus élevée n’est pas plus difficile à expliquer en principe à l’aide de ses conditions matérielles que cette activité dans sa forme la plus rudimentaire, c’est-à-dire que la sensation. Lorsque, au commencement de la vie animale sur la terre, l’être le plus simple éprouva pour la première fois un sentiment de bien-être ou de déplaisir, l’abîme infranchissable dont je viens de parler s’ouvrit, et le monde désormais devint doublement incompréhensible[1]. »

Ainsi, dans la pensée du professeur de Berlin, la science a un double point de départ : la matière en mouvement et les phénomènes psychiques. Ces points de départ sont absolument distincts, et ils demeurent incompréhensibles, comme toutes les données primitives.

L’esprit se manifeste donc dans la connaissance de la matière qui est l’objet de la physique comme un sujet irréductible à son objet ; et non seulement il se manifeste d’une manière générale, mais il se manifeste dans ses différentes fonctions, comme nous allons le constater.

Quelle est l’idée essentielle de la matière ? Sa résistance dans l’espace. Dans l’idée de la résistance l’analyse découvre deux éléments : l’effort et l’obstacle. L’exercice conscient du pouvoir moteur est l’origine de notre connaissance de la matière. Or, dans l’effort l’esprit se manifeste comme volonté. Dire que nous connaissons la matière comme résistance, c’est dire que l’exercice, de la volonté est la condition de l’idée du corps. La valeur de cette analyse est con-

  1. Revue scientifique du 10 octobre 1874, p. 341.