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REVUE PHILOSOPHIQUE

matière ; d’où procède la connaissance des qualités secondes ou accidentelles ? La physique répond : Les mouvements physiques déterminent dans les corps vivants des mouvements physiologiques auxquels répondent les sensations. Sans l’existence des êtres capables de sentir, il n’y aurait plus de lumière, de chaleur, d’odeur, de saveur, mais seulement les mouvements qui sont les conditions objectives de ces sensations. Signalons ici en passant l’erreur des écrivains qui parlent d’un état primitif de l’univers purement mécanique qui, dans la série des siècles, aurait produit, par un développement naturel, les propriétés dites physiques. Un développement ne peut produire que ce qui est virtuellement contenu dans son point de départ. Or un état purement mécanique ne contient virtuellement rien d’autre que des transformations de mouvements et non, à aucun degré, l’apparition de phénomènes d’un autre ordre, tels que la sensation. Les siècles et les milliers de siècles n’y font rien. Sans l’existence des êtres capables de sentir, les propriétés des corps dites physiques, par opposition au mécanisme pur, ne sauraient faire leur apparition ; c’est l’enseignement positif de la science moderne. Dans la connaissance des qualités secondes, ou accidentelles de la matière, l’esprit se manifeste donc comme doué de sensibilité.

L’homme perçoit et sent ; le savant veut se rendre compte de l’objet de ses perceptions et de la cause de ses sensations. Le physicien cherche à expliquer les phénomènes en découvrant leurs lois. Les lois sont des conceptions de l’intelligence. On arrive facilement à entendre que, sans la présence d’êtres sensibles, les phénomènes qui supposent un élément de sensation ne pourraient pas exister. Il faut un peu plus d’effort pour entendre que, s’il n’existait pas d’intelligences, il n’y aurait pas de lois ; et pourtant cela est. Supposons que l’univers matériel existe seul ; les astres ne réaliseront-ils pas toutefois la loi de la gravitation ? Que la loi soit pensée ou ne le soit pas, les choses ne seraient-elles pas ainsi ? Il le semble ; mais, lorsque l’on réfléchit sérieusement, on arrive à comprendre que le terme ainsi suppose le rapport des faits à une pensée qui les conçoit. Qu’on supprime toute intelligence actuelle ou virtuelle, réelle ou possible, les choses seront, mais elles ne seront pas ainsi ; elles ne pourront pas être dites conformes à un ordre qu’aucun esprit ne pourrait formuler. L’idée de la loi disparaîtra, comme les idées de la lumière et de la chaleur disparaissent avec l’existence des êtres capables d’éprouver des sensations. Cette affirmation est valable, mais elle est difficile à entendre, parce qu’il faut penser à un état de choses dans lequel la pensée n’existerait pas.