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qui aurait totalement perdu la faculté de concevoir les vérités mathématiques et serait incapable de reconnaître une erreur dans un calcul très élémentaire serait atteint d’imbécillité ou d’aliénation mentale. Pareillement (une réserve étant faite pour la question du sommeil), un individu qui ne peut pas distinguer une représentation purement subjective d’une perception réelle est atteint de l’état maladif désigné sous le terme d’hallucination.

Il est impossible de nier la différence essentielle qui existe entre la pensée abstraite qui se manifeste dans le calcul et la perception des réalités sensibles. Or l’objet des perceptions humaines est une série de phénomènes qui sont réglés conformément aux lois des mathématiques. Cette conformité des phénomènes aux lois de la pensée, ou des lois de la pensée aux phénomènes, est la condition d’une science possible ; et l’existence de la science réelle démontre que cette conformité existe. La physique mathématique ne fait et ne peut faire aucun progrès sans manifester toujours plus clairement l’accord des vérités expérimentales avec la raison.

La physique moderne a donc pour conséquence légitime la destruction du scepticisme universel tel qu’il se manifestait à l’époque des penseurs de la Grèce. On lit dans l’histoire légendaire de Pyrrhon que ce sceptique fameux, doutant du témoignage de ses sens comme de toutes choses, ne se serait pas détourné en présence d’un précipice ou à la rencontre d’un chariot, en sorte que ses disciples devaient l’entourer constamment pour préserver sa vie. De nos jours, on ne doute pas du témoignage des sens convenablement interprété, et on admet sans contestation que nous pouvons obtenir une connaissance vraie des phénomènes naturels. Nous croyons à la science, et l’industrie scientifique justifie la confiance accordée aux théories qui lui servent de fondement. Le doute général bat en retraite ; il ne peut plus se montrer que comme un jeu de l’intelligence auquel ceux mêmes qui s’y livrent ne sauraient attribuer une valeur sérieuse. Il y a là, dans l’histoire de la pensée humaine, un fait considérable et trop peu remarqué : le scepticisme des anciens a fait place au positivisme des modernes. Le doute qui porte sur les questions religieuses et métaphysiques n’a pas disparu ; il se maintient ; on peut même dire qu’il s’accroît ; mais pourquoi s’accroît-il ? C’est un doute comparatif qui résulte de ce qu’on oppose la certitude de la science de la nature a l’incertitude de tout ce qui dépasse l’expérience. On peut dire que c’est la lumière qui s’est faite sur une partie des connaissances humaines qui projette des ténèbres sur une autre partie de ces connaissances ; ou, si l’on veut user d’une autre comparaison, c’est parce que la pensée a trouvé un sol ferme dans l’étude des phénomènes