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C’est par ce qu’elle contient de psychologie que sa Théorie des sentiments moraux attire d’abord l’attention. Ce livre abonde en observations des plus pénétrantes. La sympathie y est étudiée comme aucun phénomène de l’esprit humain ne l’avait été depuis Aristote : la science positive de l’esprit aurait eu là son premier monument, si le traité de Hume n’était antérieur. Malheureusement, les préoccupations systématiques de l’auteur, qui l’avaient engagé aussi avant dans l’étude de ces faits curieux, l’entraînent trop souvent à les altérer pour les besoins de la doctrine et le jettent lui-même dans d’étranges subtilités.

On doit à Smith la première tentative sérieuse pour fonder la règle des mœurs sur l’expérience. « Dans les cas particuliers, nous n’approuvons ni ne blâmons pas originairement telle ou telle action, parce qu’après l’avoir examiné nous la trouvons conforme ou opposée à telle ou telle règle générale ; mais nous établissons la règle générale sur ce que nous trouvons par l’expérience que toutes les actions d’une certaine espèce et revêtues de telles ou telles circonstances sont approuvées ou blâmées. Celui qui vit le premier meurtre barbare, celui qui entendit les soupirs et les plaintes du mourant, n’eut pas besoin, pour concevoir toute l’atrocité d’une pareille action, de faire la réflexion qu’il y avait une règle sacrée qui défendait d’ôter la vie à un innocent… Il est évident que la détestation de ce crime dut naître en lui subitement et avant qu’il eût le temps de se former là-dessus aucune règle générale, et que la règle général qu’il put se former ensuite dut être l’effet de l’horreur qu’il sentit nécessairement s’élever dans son cœur à l’idée de cette action et de toute autre action du même genre[1]. »

On sait sur quel fait Smith fonde la règle des mœurs. C’est celui de la sympathie. Nous nous mettons par l’imagination à la place de la personne qui souffre ou se réjouit, et nous éprouvons les mêmes émotions. « Lorsque nous voyons porter un coup au bras ou à la jambe de quelqu’un, nous retirons par un mouvement naturel notre bras ou notre jambe, et, dans le moment où la personne est frappée, nous sommes en quelque sorte frappés nous-mêmes et nous ressentons le coup avec elle. Quand les gens du peuple voient danser sur la corde lâche, ils font naturellement les mêmes contorsions et les mêmes balancements du corps qu’ils voient faire au danseur et qu’ils sentent bien qu’ils seraient obligés de faire à sa place. Les personnes qui ont les fibres délicates et la complexion faible se plaignent que, en regardant les plaies et les ulcères que les mendiants exposent dans

  1. Trad. Polavet, p. 45, vol. II.