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ANALYSES ET COMPTES RENDUS


M. Guyau. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. (Bibliothèque de philosophie contemporaine. Paris. Félix Alcan, 1885.)

La morale traverse une crise : cette nouvelle encore récente est déjà presque un lieu commun. À vrai dire, la crise menaçait depuis longtemps. On eût pu la prévoir, dès le jour où Descartes imposait à l’esprit humain cette règle de tenir pour suspecte toute idée, non examinée et pour douteuse toute idée obscure après examen. Est-ce parce qu’il la prévoyait lui-même que Descartes s’était fait une morale provisoire, en attendant la définitive qu’il ne fit jamais ? Aux yeux de bien des philosophes de ce temps, la morale, la vieille morale, n’est-elle non plus qu’un abri provisoire, qui craque de toute part et qui s’effondrera demain et si on vit encore à son ombre, c’est qu’on désespère, lui tombé, d’en rebâtir un autre qui le vaille, tout branlant et ruineux qu’il est.

Pourtant tous les esprits ne voient pas du même œil cette ruine. Quelques-uns s’efforcent de la retarder par des réparations hâtives d’autres, spectateurs impuissants d’un irréparable désastre, se répandent en plaintes stériles. Certains paraissent en prendre leur parti : ils se résignent d’avance pour l’humanité future, qui se passera sans doute de morale, comme l’humanité présente commence à se passer déjà de métaphysique et de religion. Fata viam invenient ; bon gré mal gré, toute espèce vivante s’adapte à son milieu ; la vie et la pensée suivent les mouvements de la nature. L’esprit humain se défera de la morale, comme l’insecte se défait de son cocon, sans plus la regretter que le papillon ne regrette la chrysalide. D’autres enfin ont peine à concevoir qu’un organe aussi important de la vie collective de l’humanité se résorbe sans laisser de traces sous une forme ou sous une autres, la morale doit subsister nous croyons qu’elle périt : erreur ! elle se renouvelle. Sa mort serait la mort même de l’humanité. Ceux-là cherchent avec confiance, avec ardeur, la formule de la nouvelle morale, de « la morale de l’avenir. »

Aussi bien les encouragements ne leur manquent pas. L’espérance universelle accompagne leur entreprise. J’ai ouï dire que les savants de profession s’inquiètent eux-mêmes et demandent aux philosophes s’ils vont bientôt donner au monde la morale dont il a besoin, une morale