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P. TANNERY. — la théorie de la matière d’après kant

possibilité de mouvement. Qui nous empêche de considérer abstraitement ces possibilités en mouvement, et puisqu’il nous faut un substratum matériel, de considérer comme immobile le milieu où s’effectuent ces mouvements ?

Au point de vue mathématique, il n’y a nulle difficulté les calculs resteront les mêmes et les hypothèses fondamentales à faire sur les propriétés du milieu seront certes au moins aussi simples que celles que l’on fait sur les propriétés de l’éther. Au point de vue physique, il n’est pas plus absurde de supposer un transport de force vive dans un milieu matériel[1] immobile que d’admettre l’action de forces s’exerçant à distance dans un cas comme dans l’autre, il s’agit du déplacement d’une possibilité de mouvement, d’une pure abstraction, d’une fonction mathématique.

L’hypothèse que je suppose n’est, au reste, nullement nouvelle tout au contraire, elle est plus ancienne que l’hypothèse atomique elle semble bien être celle, en effet, mutatis mutandis, que les Éléates appliquaient à l’explication de l’ensemble des phénomènes de la nature ; à tout le moins, c’est bien elle qui est au fond des doctrines de Mélissos. Je montrerai dans une autre occasion qu’il suffit de lui faire subir de très légères modifications pour traduire dans notre langage moderne les conceptions d’Anaxagore, malgré les différences profondes que présente la forme de son exposition. Si l’on fait d’ailleurs abstraction de l’explication de phénomènes particuliers, c’est au fond une idée tout analogue qui est le principe des dogmes platoniciens, la matière n’ayant par elle-même aucune détermination, et les phénomènes produits par l’apparition passagère des εἴδη abstraites.

Si, malgré l’autorité des penseurs qui se sont ralliés plus ou moins à cette hypothèse, elle n’a pas encore joué de rôle scientifique réel, le fait s’explique historiquement sans difficulté et ne préjuge rien pour l’avenir. L’hypothèse atomique est en pleine faveur, et elle régnera sans doute tant que l’on n’en aura pas épuisé toutes les conséquences mais le moment viendra, et peut-être plus tôt qu’on n’est porté à le croire, où l’on sentira assez vivement les très sérieuses difficultés qu’elle présente dans l’explication des phénomènes correspondant aux mouvements des particules ultimes de la matière, où l’on arrivera par suite à la mettre en doute, et à se demander s’il n’est pas plus simple d’écarter des contradictions sans cesse renaissantes par un changement radical des conceptions primordiales.

  1. Que ce milieu doive être conçu comme matériel, et que ses propriétés ne puissent être attribués à l’espace pur, c’est ce qui résulte de ce que ces propriétés doivent être conçues comme variables dans l’intervalle des molécules matérielles des corps, suivant la nature de ces corps.