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à l’heure. Ils ont sur les renseignements de Diogène un grand avantage : c’est qu’ils datent d’une époque beaucoup plus voisine de Pyrrhon, et où il était beaucoup moins facile de prêter à ce philosophe les idées de ses successeurs.

Il faut essayer de concilier les deux traditions. Elles sont d’accord sur un point : toutes deux attribuent à Pyrrhon la doctrine morale de l’indifférence (ἀδιαφορία), et même de l’apathie (ἀπαθεία) qui marque, d’après Cicéron, un degré de plus : le sage, suivant Pyrrhon, ne doit pas éprouver même un désir, même un penchant si faible qu’il soit : il n’est pas seulement indifférent, il est insensible. Le désaccord porte sur deux points. Suivant la tradition la plus récente, Pyrrhon est surtout un sceptique : la suspension du jugement paraît être l’essentiel, et l’indifférence, l’accessoire. Cicéron ne parle que de l’indifférence. En outre dans la tradition sceptique, Pyrrhon, loin d’employer ces expressions : la vertu, l’honnête, le souverain bien, déclare que dans la nature, il n’y a ni vertu, ni honnêteté.

Sur ce dernier point, la conciliation nous paraît assez facile à établir. Cicéron force peut être un peu le sens des expressions quand il prête à Pyrrhon des formules stoïciennes comme virtus, honestum, finis bonorum. Vraisemblablement il ne se servait pas de ce langage très dogmatique ou, s’il l’employait, c’était au sens usuel que donne à ces mots le langage courant : il négligeait les spéculations sur le bien en soi et la définition de la vertu. Mais, se plaçant au point de vue de la pratique, et toute théorie mise de côté, il recommandait aux autres et cherchait à pratiquer lui-même une vertu qui consistait dans la pure indifférence. Que Pyrrhon, dans la conduite de la vie, ne se désintéressât pas de la vertu, c’est ce qui nous est prouvé par le récit de Diogène, et surtout par les témoignages, d’une importance capitale, de Timon. Diogène[1] raconte par exemple qu’il s’exerçait à devenir homme de bien (χρηστός). On verra plus loin en quels termes Timon célèbre ses vertus.

En un mot, Cicéron a eu tort d’exprimer en langage stoïcien et dogmatique les idées de Pyrrhon sur la morale. Pyrrhon n’avait pas de théorie sur la morale, pas plus que sur aucun autre sujet.

Reste la question plus délicate de savoir jusqu’à quel point Pyrrhon fut sceptique, et quel rapport il y a entre son doute et sa morale. Ici nous serions porté à croire que c’est la tradition sceptique qui a exagéré son rôle. Qu’il ait refusé de se prononcer sur aucune question, c’est ce qui ne semble guère pouvoir être contesté : encore serait-ce une question de savoir quel était pour lui le vrai sens des formules

  1. Diog. IX, 64.