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qui sont éveillées par d’autres images, d’autres émotions, d’autres idées, auxquelles elles étaient associées : mais c’est là seulement un enchaînement plus compliqué d’associations, car si on remonte au premier chaînon de la série, c’est-à-dire à l’image, à l’émotion, à l’idée qui ont éveillé par association les autres images, les autres émotions et les autres idées, on trouve toujours que leur reviviscence a été déterminée par une sensation.

Tout le monde en effet sait par expérience que nous ne sommes nullement maîtres de nos sentiments ; ils naissent, se développent, s’éteignent et surtout se réveillent d’une façon capricieuse, sans règle apparente et indépendamment de notre volonté. Or la cause de ce fait est que les émotions sont réveillées par les sensations auxquelles elles étaient jadis associées, et qui se représentent accidentellement selon le hasard des probabilités. En effet, il existe un certain nombre de processus psychologiques par lesquels on peut réveiller à plaisir et jusqu’à un certain point les émotions passées et qui consistent tous à provoquer le retour d’une sensation qui ayant été jadis associée à l’émotion, peut la faire revivre, bien qu’en général plus faible.

Ainsi nous ne pouvons pas à notre volonté ressentir un plaisir ou une douleur qui occupèrent jadis notre esprit ; mais la vue des lieux dans lesquels ces sentiments furent éprouvés par nous, les réveille de nouveau, plus faibles et même contre notre volonté. Souvent la rancune contre un ennemi qui nous a fait du mal s’évanouit avec le temps ; toutefois si nous rencontrons un homme qui ait avec lui une certaine ressemblance, nous éprouvons une espèce de répulsion involontaire contre celui-ci : ce sont les anciens sentiments de haine que la sensation optique de la figure de l’ennemi à laquelle ils étaient associés a réveillés. À la Côte des Esclaves, par exemple, les indigènes font responsables d’une offense qu’ils ont reçue tous les hommes de la même couleur que l’offenseur ; ainsi certains missionnaires français y furent tracassés, seulement parce qu’un blanc — et non pas un Français ou un missionnaire — leur avait fait du mal auparavant[1] ; c’est-à-dire que les sentiments de haine s’associent non pas avec une idée, celle de la nationalité ou de la qualité personnelle, mais avec une sensation, la sensation de la couleur de la peau, qui seule peut les réveiller.

De même les sentiments d’amour pour une personne, qui sommeillent lorsque leur objet est loin (lontano dagli occhi, lontano dal cuore, dit un proverbe italien) par défaut d’excitation, se réveillent tout à coup si un portrait, une lettre ou quelque chose qui lui appar-

  1. Bouche, La Côte des Esclaves et le Dahomey, Paris, 1885.