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Puis, serrant le problème de plus près : « Cette nécessaire corrélation, dit-il, entre les destinées littéraires et celles des sociétés n’est pas propre à nous rassurer. Jusqu’ici les nations qui nous ont précédés sur la scène du monde et y ont joué un rôle important, ont eu un sort final plus ou moins triste. Tout en accumulant progrès sur progrès au point de vue de l’art, de la science, de l’industrie, ces grands peuples ont peu à peu moralement dégénéré ; tous ont fini par s’immobiliser dans le despotisme monarchique, l’asservissement religieux, l’exploitation sans merci de la masse par une minorité de puissants ou d’habiles, c’est-à-dire par le complet triomphe de l’égoïsme sur l’altruisme. De ces nations dégénérées, certaines sont restées paralysées en apparence pour toujours ; la plupart ont été punies de leur immoralité sociale, d’abord par la dépopulation, puis par la conquête. Ces dernières, au total, ont été les moins mal partagées ; des envahisseurs moins raffinés, mais plus sains, leur ont parfois infusé un sang nouveau et le cycle a recommencé. En sera-t-il toujours ainsi ? L’évolution sociale doit-elle fatalement aboutir à la même et lamentable fin ? La désespérante formule de Vico est-elle la grande loi du monde social ? »

Le tableau serait plus complet, si M. Letourneau avait signalé la dégénérescence qui se produit aussi par la dissolution de toute autorité, par le désordre mental et l’abaissement des caractères : il semble vraiment que les peuples modernes, au moins le nôtre, soient menacés de périr par l’incapacité plutôt que par l’excès de la discipline, et ce fut du reste le destin de l’ancienne Grèce. Le mal n’en reste pas moins cette absence de cohésion morale, ce triomphe croissant de l’égoïsme sur l’altruisme, que dénonce M. Letourneau. Mais cette conséquence mortelle peut arriver sous des régimes et en des situations fort dissemblables.

Il poursuit, et je finis par cette citation, sans la discuter : « Toutes nos études antérieures à propos de la famille, du mariage, de la propriété, de la constitution politique, de la religion, de la morale, nous ont amené à une même conclusion : la nécessité de revenir à un régime de solidarité sociale. C’est d’un individualisme excessif que proviennent partout l’anarchie et la stérilité littéraires. Sans doute il est impossible que les sociétés futures retournent jamais au clan communautaire des primitifs, qui, lui aussi, est funeste à la production littéraire ; car il absorbe la totale activité des individus. Le problème social à résoudre consiste donc à concilier une suffisante indépendance individuelle avec une suffisante solidarité générale. Les sociétés qui auront résolu ce problème, moins ardu peut-être qu’il ne semble, verront leurs littératures prendre un essor jusqu’alors inconnu. »

L. Arréat.