Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 39.djvu/160

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qui empêche d’utiliser les choses ou les personnes dont on se méfie, le temps et l’argent perdus à se prémunir par des revolvers, des serrures et des coffres-forts, etc., contre l’éventualité des meurtres et des vols, ou contre la possibilité des actes immoraux par une réserve excessive et gênante dans les rapports des deux sexes ; ensuite, le mal de l’exemple, la perversion de l’esprit public par les explosions anarchistes notamment, l’amoindrissement du respect dû à la vie humaine et la diminution de la probité rigide chez d’honnêtes gens devenus un peu moins honnêtes après la lecture de la chronique judiciaire parce que, comparés à des faits monstrueux, leurs propres péchés prennent la couleur d’innocentes peccadilles.

Supposez, encore une fois, un État purgé de toutes ses familles de malfaiteurs, de tous ses vagabonds, de tous ses néophytes et séminaristes du délit. Qu’on ne dise pas que c’est impossible, car on aurait pu dire la même chose de l’esclavage dans l’antiquité, et maintenant encore du paupérisme, de la mendicité dans les rues. Qu’on ne dise pas non plus qu’il faudrait pour cela un nivellement complet des esprits et des cœurs unis en un « sentiment collectif » beaucoup plus intense et beaucoup plus unanime que maintenant, si bien que l’originalité individuelle en resterait mortellement atteinte. Il suffirait, je crois, d’une réforme radicale, énergique, de notre système judiciaire et pénitentiaire. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, observons que le crime est la violation non de toutes les règles mais seulement des règles les plus élémentaires et les moins discutables de la morale. De ce que tout le monde serait d’accord pour flétrir énergiquement et châtier sévèrement ces violations, il ne s’ensuivrait point que la riche floraison des diversités individuelles fût fauchée ou émondée, ni même que la liberté de penser théoriquement n’importe quoi fût amoindrie. Il est possible, à la vérité, que, en ce qui touche à la liberté de la conduite, la conscience publique devînt plus exigeante, le sentiment de la justice irait peut-être se développant au point que les réformes sociales les plus hardies s’accompliraient sans effusion de sang, sous la pression de la moralité généralisée. Sans doute, faute de crimes passionnels, notre littérature perdrait quelques-unes de ses plus habituelles inspirations ; sans ivrognerie, pareillement, il n’y aurait jamais eu de chanson bachique. En revanche, nous n’avons pas l’idée de tous les types de beauté artistique et littéraire dont nos crimes et nos délits, nos immoralités et nos vices, nous privent ; nous ne songeons pas à ces flores délicates, à ces formes nouvelles de l’art, plus pures et plus exquises, que notre goût ne manquerait pas de se créer pour en faire ses délices au lieu et place de nos esthétiques faisandées.