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L’HÉGÉMONIE DE LA SCIENCE

ET DE LA PHILOSOPHIE




I


Le point cardinal de la philosophie kantienne, c’est que, si la science est une fonction de l’esprit, elle n’est ni la seule, ni la plus importante. Il y a des limites entre lesquelles l’explication scientifique est applicable, mais au delà reste un vaste champ où nos spéculations doivent se guider sur d’autres principes : telle est la pensée fondamentale du kantisme. C’est, au contraire, sur les données certaines ou probables de la science et de la philosophie qu’Auguste Comte veut établir ce qu’il appelait l’unité cérébrale du genre humain. A qui appartiendra réellement l’hégémonie intellectuelle ? Ce problème passionne encore les esprits, non seulement en France, mais en Angleterre[1], en Allemagne, en Amérique. Après les philosophes, on a vu les critiques, les romanciers et les poètes, puis les savants de profession se préoccuper des rapports de la science et de la croyance. Ces excursions des littérateurs et des savants sur le domaine philosophique ont eu l’avantage d’appeler l’attention sur les grands problèmes. L’inconvénient, c’est qu’il n’y a pas toujours, de part et d’autre, assez d’attention à définir les termes, à bien poser les questions, à éviter les solutions hâtives. Trop souvent les littérateurs s’en tiennent à l’idéalisme vague dont se contentait Renan, les savants spéciaux au positivisme étroit de Littré. On en a vu de récents exemples dans les discussions qui, à plusieurs reprises, ont eu lieu entre littérateurs et savants sur la « banqueroute de la science ». Ceux qui ont soutenu cette thèse ont employé une tactique habile : ils ont placé d’un côté les résultats positifs des sciences particulières, ils se sont même bornés aux sciences physiques et naturelles ; puis, de l’autre côté, ils nous ont montré les religions avec leurs réponses toutes prêtes aux problèmes de la vie et de la conduite. Les

  1. Voir le livre récent de Balfour sur les Fondements de la croyance, le discours du marquis de Salisbury à la British Association en 1895, les derniers écrits de Huxley, etc.