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cieux dans une individualité. Dans l’amitié la plus étroite, les deux moi restent en présence, bien distincts, à la fois liés et opposés l’un à l’autre. Montaigne, il est vrai, parle de cette amitié dans laquelle « les accointances et familiarités se mêlent et se confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles s’effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes[1]. » — Mais, selon nous, Nietzsche n’a pas été moins perspicace quand il a relevé ce germe de lutte qui subsiste dans l’amitié et qui est pour elle en quelque sorte ce que la lutte des sexes est pour l’amour. « Il faut honorer l’ennemi dans l’ami… Peux-tu t’approcher de ton ami sans passer à son bord ? — En son ami, on doit voir son meilleur ennemi. — C’est quand tu luttes contre lui que tu dois être le plus près de son cœur…[2]. » Jusque dans l’amitié et peut-être surtout dans l’amitié se manifeste l’intime volonté de puissance de l’individu avec l’inconscient ascendant qu’elle exerce sur son entourage. « Je l’aimais, dit Amaury dans Volupté, en parlant de la forte personnalité du comte de Couaen, je l’aimais d’une amitié d’autant plus profonde et nouée que nos natures et nos âges étaient moins semblables. Absent, cet homme énergique eut toujours une large part de moi-même ; je lui laissai dans le fond du cœur un lambeau saignant du mien, comme Milon laissa de ses membres dans un chêne. Et j’emportai aussi des éclats de son cœur dans ma chair[3]. »

Ce côté lutte qui se rencontre dans l’amitié la plus étroite et la plus profonde exclut toutefois la défiance, ce sentiment caractéristique de la socialité ordinaire, et se concilie avec la plus noble confiance en l’ami. Les hommes en société rappellent toujours ce troupeau de porcs-épics dont parle Schopenhauer, qui se serrent les uns contre les autres par crainte du froid, mais qui se défient toujours de leurs piquants. Au contraire, l’amitié, par l’absolue confiance des cœurs amis, s’oppose à ces accointances grégaires : la politesse et les belles manières, qui ne sont, suivant la remarque du même philosophe, qu’un compromis entre le besoin de socialité et la défiance naturelle à des êtres qui ont de si nombreuses qualités repoussantes et insupportables.

L’amitié, sentiment individualiste, est par là même un sentiment électif et aristocratique :

Je veux qu’on me distingue, et pour le trancher net
L’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait.


dit Alceste à Philinte qui aime tous les hommes et qui est l’être

  1. Montaigne, Essais, Livre II, chap. xxvii.
  2. Nietzsche, Zarathoustra, éd. du Mercure de France, p. 77.
  3. Sainte-Beuve, Volupté, p. 264.